Сигизмунд Кржижановский - Le marque-page

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On dit que parfois les avalanches se déclenchent ainsi : un corbeau posé au sommet d’une montagne bat d’une aile, une boule de neige se forme, ses flocons accrochent d’autres flocons, et elle dévale la pente, grossit en roulant sur elle-même ; des pierres puis des plaques de neige se détachent – les éboulis succèdent aux éboulis – et, labourant les pentes, l’avalanche submerge et lamine tout sur son passage. Eh bien, le corbeau avait battu de l’aile, puis, tournant son dos voûté, indifférent aux conséquences, avait fermé les paupières et s’était endormi ; mais l’avalanche grondait trop fort, le bruit réveilla le corbeau. Il rouvrit les paupières, s’étira, et battit de l’autre aile. Les mordistes prirent le relais des immordistes et les événements se mirent à défiler en sens inverse, remontant de l’embouchure à la source. On ne trouvait désormais plus de coudines que chez les fripiers. Mais le n° 11 111 dont l’existence était rappelée à chacun par le nombre croissant de billets de loterie et qui était le garant vivant des investissements, était maintenant soumis à l’observation et au contrôle de tous. Des files de milliers de gens longeaient la cage de verre à l’intérieur de laquelle le n° 11 111 jour et nuit s’appliquait sur son coude. Cela renforçait l’espoir et augmentait la souscription. Les communiqués officiels, passés de la troisième à la première page, en lettres capitales annonçaient parfois un gain d’un millimètre et aussitôt de nouvelles dizaines de milliers de billets trouvaient acquéreurs.

La détermination du mordeur de coude qui communiquait à chacun la foi en la réalisation de l’irréalisable, augmentant ainsi les effectifs des mordistes, ébranla même, à un moment donné, l’équilibre financier de la bourse. Et un beau jour, le nombre de millimètres séparant la bouche du coude s’étant extrêmement réduit (ce qui, bien évidemment, avait créé une nouvelle demande de billets), on en vint lors d’une réunion secrète du gouvernement à s’inquiéter : qu’adviendrait-il si l’inatteignable était atteint et que le coude était mordu ? Le ministre des Finances expliqua que le dédommagement ne serait-ce que d’un dixième des détenteurs de billets sur une base de 11 111 pour 1 réduirait à néant toutes les réserves de l’État. Le président du trust résuma la situation : « Dans ce cas, une dent dans un coude équivaudrait pour nous à un couteau dans la gorge : la révolution serait inévitable. Mais cela n’arrivera pas tant que les lois de la nature n’auront pas cédé la place aux miracles. Restons calme. »

Et effectivement, dès le lendemain le nombre de millimètres crût à nouveau. On avait l’impression que le mordeur reculait de la mâchoire face au coude triomphant. C’est alors que survint l’inattendu : la bouche du mordeur de coude, comme une sangsue repue, se détacha soudain de la peau ensanglantée et pendant toute une semaine, l’homme dans sa cage de verre, fixant le sol de ses yeux vagues, ne renouvela plus son combat.

Les tourniquets métalliques canalisant la foule aux abords de la cage tournaient de plus en plus vite, des milliers d’yeux inquiets glissaient sur le phénomène qui n’était plus phénoménal, une rumeur sourde et inquiète enflait de jour en jour. La vente de billets du trust cessa. Le gouvernement, s’attendant à des complications, décupla le nombre de policiers en service, et le trust augmenta le taux d’intérêt de la souscription.

Des surveillants spéciaux, attachés au n° 11 111, tentaient de l’exciter contre son propre coude (ainsi aiguillonne-t-on, à l’aide de piques métalliques, les fauves qui résistent au dompteur) ; mais le n° 11 111, avec de sourds grognements, se détournait obstinément du plat qu’il avait, semble-t-il, pris en horreur. Et plus l’homme dans la cage de verre devenait immobile, plus tout autour de lui le mouvement s’amplifiait. Nul ne sait comment cela se serait terminé. Mais voici ce qu’il advint : un jour, alors que l’aube pointait à peine, que les gardiens et les surveillants, désespérant de parvenir à exciter aussi bien le coude que l’homme avaient détourné les yeux, le n° 11 111 sortit soudain de son apathie et se jeta sur l’ennemi. Manifestement, tous ces jours-là, derrière le regard voilé, un semblant de réflexion avait pris forme, débouchant maintenant sur une nouvelle tactique de combat. Le mordeur de coude, attaquant l’articulation par l’arrière, tentait de l’atteindre directement, à travers la chair intérieure du pli du bras. Déchiquetant tous les tissus, le visage de plus en plus noyé dans le sang, il était déjà presque parvenu à l’angle interne de l’articulation, utilisant ses mâchoires comme des pinces. Mais, comme chacun sait, sur la face interne du coude trois artères se rejoignent : arteriae brachialis, radialis et uluaris. Et du carrefour artériel tranché, le sang jaillit en grandes giclées laissant le corps sans force et sans vie. Les dents, tout près du but, se desserrèrent, le bras se déplia, la main toucha le sol – et le corps tout entier s’effondra.

Quand, au bruit de la chute, les gardiens accoururent vers les parois de verre, le n° 11 111 gisait, au milieu d’une flaque de sang.

Puisque terre et rotatives continuent de tourner, c’est assurément que l’histoire de l’homme qui voulait se mordre le coude ne s’arrête pas là. L’histoire – pas la fable. Toutes deux, Fable et Histoire, auraient pu rester épaule contre épaule. L’Histoire – de cela elle est coutumière – enjambe le cadavre, va de l’avant. La Fable, elle, est une vieille femme superstitieuse et craint les mauvais présages. Ne la condamnez pas. Ne lui en veuillez pas.

1935

La houille jaune

1

Le baromètre économique de l’université de Harvard indiquait en permanence « mauvais temps ». Mais si précises que soient ses mesures, elles ne pouvaient prévoir une aggravation aussi rapide de la crise. Sous l’action conjuguée des guerres et des éléments la planète s’était mise à dilapider toutes ses énergies. Les puits de pétrole avaient tari. La puissance énergétique des houilles noire, blanche, bleue et verte diminuait de jour en jour. Une sécheresse sans précédent, multipliant les équateurs par dix, avait, semblait-il, désorienté la terre exténuée. Les blés étaient brûlés sur pied. La fournaise enflammait les forêts. Les selves d’Amérique et les jungles des Indes flambaient, noires de fumée. Les pays agraires furent les premiers ruinés. Il est vrai qu’à la place des arbres réduits en cendres, s’élevaient, comme des forêts aux troncs cendrés, les fumées des usines. Mais leurs jours aussi étaient comptés. La pénurie de combustible menaçait d’immobiliser les machines. Même la neige des glaciers, fondue par la chaleur de l’été permanent, ne pouvait constituer une réserve sûre d’énergie hydraulique ; les rivières bombaient leurs fonds dénudés et les turbogénérateurs étaient sur le point de s’arrêter.

La terre avait la fièvre. Fouettée par les verges jaunes du soleil, elle tournait comme un derviche finissant sa danse frénétique.

Si les États avaient supprimé leurs frontières politiques, s’ils s’étaient venus en aide, il y aurait eu quelque espoir de salut. Mais les idées atatistes 6ne faisaient que se renforcer dans l’adversité, et tous les Reich des vieux et des nouveaux mondes, tous les staats, toutes les républiques et tous les lands se recouvraient, comme les poissons au fond des lacs asséchés, d’une pellicule visqueuse, se retranchaient derrière leurs frontières comme dans un cocon, augmentant de façon inouïe leurs droits de douane.

La seule organisation de type international était la Commission pour la recherche de nouvelles énergies : la corne. Elle promettait une somme à sept chiffres à celui qui découvrirait une nouvelle ressource énergétique, une force motrice jusqu’alors inconnue sur terre.

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