– J’apprête mon ingéniosité, cher comte.
– Voilà le fait: je veux me rapprocher d’une maison où j’ai affaire.
– Il faut aller du côté de cette maison, dit Manicamp.
– Bon. Mais cette maison est habitée par un mari jaloux.
– Est-il plus jaloux que le chien Cerberus?
– Non, pas plus, mais autant.
– A-t-il trois gueules, comme ce désespérant gardien des enfers? Oh! ne haussez pas les épaules, mon cher comte; je fais cette question avec une raison parfaite, attendu que les poètes prétendent que, pour fléchir mon Cerberus, il faut que le voyageur apporte un gâteau. Or, moi qui vois la chose du côté de la prose, c’est-à-dire du côté de la réalité, je dis: «Un gâteau, c’est bien peu pour trois gueules. Si votre jaloux a trois gueules, comte, demandez trois gâteaux.»
– Manicamp, des conseils comme celui-là, j’en irai chercher chez M. Beautru.
– Pour en avoir de meilleurs, monsieur le comte, dit Manicamp avec un sérieux comique, vous adopterez alors une formule plus nette que celle que vous m’avez exposée.
– Ah! si Raoul était là, dit de Guiche, il me comprendrait, lui.
– Je le crois, surtout si vous lui disiez: J’aimerais fort à voir Madame de plus près, mais je crains Monsieur, qui est jaloux.
– Manicamp! s’écria le comte avec colère et en essayant d’écraser le railleur sous son regard.
Mais le railleur ne parut pas ressentir la plus petite émotion.
– Qu’y a-t-il donc, mon cher comte? demanda Manicamp.
– Comment! c’est ainsi que vous blasphémez les noms les plus sacrés! s’écria de Guiche.
– Quels noms?
– Monsieur! Madame! les premiers noms du royaume.
– Mon cher comte, vous vous trompez étrangement, et je ne vous ai pas nommé les premiers noms du royaume. Je vous ai répondu à propos d’un mari jaloux que vous ne me nommiez pas, mais qui nécessairement a une femme; je vous ai répondu: Pour voir Madame, rapprochez-vous de Monsieur.
– Mauvais plaisant, dit en souriant le comte, est-ce cela que tu as dit?
– Pas autre chose.
– Bien! alors.
– Maintenant, ajouta Manicamp, voulez-vous qu’il s’agisse de Mme la duchesse… et de M. le duc… soit, je vous dirai: «Rapprochons-nous de cette maison quelle qu’elle soit; car c’est une tactique qui, dans aucun cas, ne peut être défavorable à votre amour.»
– Ah! Manicamp, un prétexte, un bon prétexte, trouve-le-moi?
– Un prétexte, pardieu! cent prétextes, mille prétextes. Si Malicorne était là, c’est lui qui vous aurait déjà trouvé cinquante mille prétextes excellents!
– Qu’est-ce que Malicorne? dit de Guiche en clignant des yeux comme un homme qui cherche. Il me semble que je connais ce nom-là…
– Si vous le connaissez! je crois bien; vous devez trente mille écus à son père.
– Ah! oui; c’est ce digne garçon d’Orléans…
– À qui vous avez promis un office chez Monsieur; pas le mari jaloux, l’autre.
– Eh bien! puisqu’il a tant d’esprit, ton ami Malicorne, qu’il me trouve donc un moyen d’être adoré de Monsieur, qu’il me trouve un prétexte pour faire ma paix avec lui.
– Soit, je lui en parlerai.
– Mais qui nous arrive là?
– C’est le vicomte de Bragelonne.
– Raoul! Oui, en effet.
Et de Guiche marcha rapidement au-devant du jeune homme.
– C’est vous, mon cher Raoul? dit de Guiche.
– Oui, je vous cherchais pour vous faire mes adieux, cher ami! répliqua Raoul en serrant la main du comte. Bonjour, monsieur Manicamp.
– Comment! tu pars, vicomte?
– Oui, je pars… Mission du roi.
– Où vas-tu?
– Je vais à Londres. De ce pas, je vais chez Madame; elle doit me remettre une lettre pour Sa Majesté le roi Charles II.
– Tu la trouveras seule, car Monsieur est sorti.
– Pour aller?…
– Pour aller au bain.
– Alors, cher ami, toi qui es des gentilshommes de Monsieur, charge-toi de lui faire mes excuses. Je l’eusse attendu pour prendre ses ordres, si le désir de mon prompt départ ne m’avait été manifesté par M. Fouquet, et de la part de Sa Majesté.
Manicamp poussa de Guiche du coude.
– Voilà le prétexte, dit-il.
– Lequel?
– Les excuses de M. de Bragelonne.
– Faible prétexte, dit de Guiche.
– Excellent, si Monsieur ne vous en veut pas; méchant comme tout autre, si Monsieur vous en veut.
– Vous avez raison, Manicamp; un prétexte, quel qu’il soit, c’est tout ce qu’il me faut. Ainsi donc, bon voyage, cher Raoul!
Et là-dessus les deux amis s’embrassèrent.
Cinq minutes après, Raoul entrait chez Madame, comme l’y avait invité Mlle de Montalais.
Madame était encore à la table où elle avait écrit sa lettre. Devant elle brûlait la bougie de cire rose qui lui avait servi à la cacheter. Seulement, dans sa préoccupation, car Madame paraissait fort préoccupée, elle avait oublié de souffler cette bougie.
Bragelonne était attendu: on l’annonça aussitôt qu’il parut.
Bragelonne était l’élégance même: il était impossible de le voir une fois sans se le rappeler toujours; et non seulement Madame l’avait vu une fois, mais encore, on se le rappelle, c’était un des premiers qui eussent été au devant d’elle, et il l’avait accompagnée du Havre à Paris.
Madame avait donc conservé un excellent souvenir de Bragelonne.
– Ah! lui dit-elle, vous voilà, monsieur; vous allez voir mon frère, qui sera heureux de payer au fils une portion de la dette de reconnaissance qu’il a contractée avec le père.
– Le comte de La Fère, madame, a été largement récompensé du peu qu’il a eu le bonheur de faire pour le roi par les bontés que le roi a eues pour lui, et c’est moi qui vais lui porter l’assurance du respect, du dévouement et de la reconnaissance du père et du fils.
– Connaissez-vous mon frère, monsieur le vicomte?
– Non, Votre Altesse; c’est la première fois que j’aurai le bonheur de voir Sa Majesté.
– Vous n’avez pas besoin d’être recommandé près de lui. Mais enfin, si vous doutez de votre valeur personnelle, prenez-moi hardiment pour votre répondant, je ne vous démentirai point.
– Oh! Votre Altesse est trop bonne.
– Non, monsieur de Bragelonne. Je me souviens que nous avons fait route ensemble, et que j’ai remarqué votre grande sagesse au milieu des suprêmes folies que faisaient, à votre droite et à votre gauche, deux des plus grands fous de ce monde, MM. de Guiche et de Buckingham. Mais ne parlons pas d’eux; parlons de vous. Allez-vous en Angleterre pour y chercher un établissement? Excusez ma question: ce n’est point la curiosité, c’est le désir de vous être bonne à quelque chose qui me la dicte.
– Non, madame; je vais en Angleterre pour remplir une mission qu’a bien voulu me confier Sa Majesté, voilà tout.
– Et vous comptez revenir en France?
– Aussitôt cette mission remplie, à moins que Sa Majesté le roi Charles II ne me donne d’autres ordres.
– Il vous fera tout au moins la prière, j’en suis sûre, de rester près de lui le plus longtemps possible.
– Alors, comme je ne saurai pas refuser, je prierai d’avance Votre Altesse Royale de vouloir bien rappeler au roi de France qu’il a loin de lui un de ses serviteurs les plus dévoués.
– Prenez garde que, lorsqu’il vous rappellera, vous ne regardiez son ordre comme un abus de pouvoir.
– Je ne comprends pas, Madame.
– La cour de France est incomparable, je le sais bien; mais nous avons quelques jolies femmes aussi à la cour d’Angleterre.
Raoul sourit.
– Oh! dit Madame, voilà un sourire qui ne présage rien de bon à mes compatriotes. C’est comme si vous leur disiez, monsieur de Bragelonne: «Je viens à vous, mais je laisse mon cœur de l’autre côté du détroit.» N’est-ce point cela que signifiait votre sourire?
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