«Ô dame de mon âme, Dulcinée, fleur de beauté, secourez votre chevalier, qui, pour satisfaire à la bonté de votre cœur, se trouve en cette dure extrémité.»
Dire ces mots, serrer son épée, se couvrir de son écu, et assaillir le Biscayen, tout cela fut l’affaire d’un moment; il s’élança, déterminé à tout aventurer à la chance d’un seul coup. Le Biscayen, le voyant ainsi venir à sa rencontre, jugea de son emportement par sa contenance, et résolut de jouer le même jeu que don Quichotte. Il l’attendait de pied ferme, bien couvert de son coussin, mais sans pouvoir tourner ni bouger sa mule, qui, harassée de fatigue et peu faite à de pareils jeux d’enfants, ne voulait avancer ni reculer d’un pas. Ainsi donc, comme on l’a dit, don Quichotte s’élançait, l’épée haute, contre le prudent Biscayen, dans le dessein de le fendre par moitié, et le Biscayen l’attendait de même, l’épée en l’air, et abrité sous son coussin. Tous les assistants épouvantés attendaient avec anxiété l’issue des effroyables coups dont ils se menaçaient. La dame du carrosse offrait, avec ses femmes, mille vœux à tous les saints du paradis et mille cierges à toutes les chapelles d’Espagne, pour que Dieu délivrât leur écuyer et elles-mêmes du péril extrême qu’ils couraient. Mais le mal de tout cela, c’est qu’en cet endroit même l’auteur de cette histoire laisse la bataille indécise et pendante, donnant pour excuse qu’il n’a rien trouvé d’écrit sur les exploits de don Quichotte, de plus qu’il n’en a déjà raconté. Il est vrai que le second auteur de cet ouvrage ne voulut pas croire qu’une si curieuse histoire fût ensevelie dans l’oubli, et que les beaux esprits de la Manche se fussent montrés si peu jaloux de sa gloire, qu’ils n’eussent conservé dans leurs archives ou leurs bibliothèques quelques manuscrits qui traitassent de ce fameux chevalier. Ainsi donc, dans cette supposition, il ne désespéra point de rencontrer la fin de cette intéressante histoire, qu’en effet, par la faveur du ciel, il trouva de la manière qui sera rapportée dans la seconde partie.
LIVRE DEUXIÈME [72]
Chapitre IX
Où se conclut et termine l’épouvantable bataille que se livrèrent le gaillard Biscayen et le vaillant Manchois
Nous avons laissé, dans la première partie de cette histoire, le valeureux Biscayen et le fameux don Quichotte, les épées nues et hautes, prêts à se décharger deux furieux coups de tranchant, tels que, s’ils eussent frappé en plein, ils ne se fussent rien moins que pourfendus de haut en bas, et ouverts en deux comme une grenade; mais justement à cet endroit critique, on a vu cette savoureuse histoire rester en l’air et démembrée, sans que l’auteur nous fît connaître où l’on pourrait en trouver la suite. Cela me causa beaucoup de dépit, car le plaisir d’en avoir lu si peu se changeait en déplaisir, quand je songeais quelle faible chance s’offrait de trouver tout ce qui me semblait manquer d’un conte si délectable. Toutefois il me parut vraiment impossible, et hors de toute bonne coutume, qu’un si bon chevalier eût manqué de quelque sage qui prît à son compte le soin d’écrire ses prouesses inouïes, chose qui n’avait manqué à aucun de ces chevaliers errants desquels les gens disent qu’ils vont à leurs aventures; car chacun d’eux avait toujours à point nommé un ou deux sages, qui non-seulement écrivaient leurs faits et gestes, mais qui enregistraient leurs plus petites et plus enfantines pensées, si cachées qu’elles pussent être [73]. Et vraiment un si bon chevalier ne méritait pas d’être à ce point malheureux, qu’il manquât tout à fait de ce qu’un Platir et d’autres semblables avaient eu de reste. Aussi ne pouvais-je me décider à croire qu’une histoire si piquante fût restée incomplète et estropiée; j’en attribuais la faute à la malignité du temps, qui dévore et consume toutes choses, supposant qu’il la tenait cachée, s’il ne l’avait détruite. D’un autre côté, je me disais:
«Puisque, parmi les livres de notre héros, il s’en est trouvé d’aussi modernes que les Remèdes à la jalousie et les Nymphes de Hénarès, son histoire ne peut pas être fort ancienne, et, si elle n’a point été écrite, elle doit se retrouver encore dans la mémoire des gens de son village et des pays circonvoisins.»
Cette imagination m’échauffait la tête et me donnait un grand désir de connaître d’un bout à l’autre la vie et les miracles de notre fameux Espagnol don Quichotte de la Manche, lumière et miroir de la chevalerie manchoise, et le premier qui, dans les temps calamiteux de notre âge, ait embrassé la profession des armes errantes; le premier qui se soit mis à la besogne de défaire les torts, de secourir les veuves, de protéger les demoiselles, pauvres filles qui s’en allaient, le fouet à la main, sur leur palefrois, par monts et par vaux, portant la charge et l’embarras de leur virginité, avec si peu de souci, que si quelque chevalier félon, quelque vilain armé en guerre, ou quelque démesuré géant ne leur faisait violence, il s’est trouvé telle de ces demoiselles, dans les temps passés, qui, au bout de quatre-vingts ans, durant lesquels elle n’avait pas couché une nuit sous toiture de maison, s’en est allée à la sépulture aussi vierge que la mère qui l’avait mise au monde [74]. Je dis donc que, sous ce rapport et sous bien d’autres, notre don Quichotte est digne de perpétuelles et mémorables louanges; et vraiment, on ne doit pas me les refuser à moi-même pour la peine que j’ai prise et la diligence que j’ai faite dans le but de trouver la fin de cette histoire. Cependant je sais bien que si le ciel, le hasard et la fortune ne m’eussent aidé, le monde restait privé du passe-temps exquis que pourra goûter, presque deux heures durant, celui qui mettra quelque attention à la lire. Voici donc de quelle manière j’en fis la découverte:
Me trouvant un jour à Tolède, au marché d’Alcana, je vis un jeune garçon qui venait vendre à un marchand de soieries de vieux cahiers de papier. Comme je me plais beaucoup à lire, et jusqu’aux bribes de papier qu’on jette à la rue, poussé par mon inclination naturelle, je pris un des cahiers que vendait l’enfant, et je vis que les caractères en étaient arabes. Et comme, bien que je les reconnusse, je ne les savais pas lire, je me mis à regarder si je n’apercevais point quelque Morisque espagnolisé qui pût les lire pour moi, et je n’eus pas grande peine à trouver un tel interprète; car si je l’eusse cherché pour une langue plus sainte et plus ancienne, je l’aurais également trouvé [75]. Enfin, le hasard m’en ayant amené un, je lui expliquai mon désir, et lui remis le livre entre les mains. Il l’ouvrit au milieu, et n’eut pas plutôt lu quelques lignes qu’il se mit à rire. Je lui demandai pourquoi il riait:
«C’est, me dit-il, d’une annotation qu’on a mise en marge de ce livre.»
Je le priai de me la faire connaître, et lui, sans cesser de rire:
«Voilà, reprit-il, ce qui se trouve écrit en marge: «Cette Dulcinée du Toboso, dont il est si souvent fait mention dans la présente histoire, eut, dit-on, pour saler les porcs, meilleure main qu’aucune autre femme de la Manche.»
Quand j’entendis prononcer le nom de Dulcinée du Toboso, je demeurai surpris et stupéfait, parce qu’aussitôt je m’imaginai que ces paperasses contenaient l’histoire de don Quichotte. Dans cette pensée, je le pressai de lire l’intitulé, et le Morisque [76], traduisant aussitôt l’arabe en castillan, me dit qu’il était ainsi conçu: Histoire de don Quichotte de la Manche, écrite par Cid Hamed Ben-Engéli, historien arabe.
Il ne me fallut pas peu de discrétion pour dissimuler la joie que j’éprouvai quand le titre du livre parvint à mon oreille. L’arrachant des mains du marchand de soie, j’achetai au jeune garçon tous ces vieux cahiers pour un demi-réal; mais s’il eût eu l’esprit de deviner quelle envie j’en avais, il pouvait bien se promettre d’emporter plus de six réaux du marché.
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