Aussitôt le démon, sans mettre pied à terre, et tournant les yeux sur don Quichotte, lui dit:
«À toi, le chevalier des Lions (que ne puis-je te voir entre leurs griffes!), m’envoie le malheureux, mais vaillant chevalier Montésinos, pour te dire de sa part que tu l’attendes à l’endroit même où je te rencontrerai, parce qu’il amène avec lui celle qu’on nomme Dulcinée du Toboso, dans le désir de te faire connaître le moyen à prendre pour la désenchanter. Ma venue n’étant à autre fin, ce doit être la fin de mon séjour. Que les démons de mon espèce restent avec toi, et les bons anges avec ces seigneurs.»
À ces mots, il se remit à souffler dans son énorme cornet, tourna le dos, et s’en fut, sans attendre une réponse de personne.
La surprise s’accrut pour tout le monde, surtout pour Sancho, quand il vit qu’on voulait à toute force, et en dépit de la vérité, que Dulcinée fût enchantée réellement; pour don Quichotte, parce qu’il ne pouvait toujours pas démêler si ce qui lui était arrivé dans la caverne de Montésinos était vrai ou faux. Tandis qu’il s’abîmait dans ces pensées, le duc lui demanda:
«Est-ce que Votre Grâce pense attendre cette visite, seigneur don Quichotte?
– Pourquoi non? répondit-il; j’attendrai de pied ferme et de cœur intrépide, dût m’assaillir l’enfer tout entier.
– Eh bien! moi, s’écria Sancho, si je vois un autre diable comme le dernier, et si j’entends un autre cornet à bouquin, j’attendrai ici comme je suis en Flandre.»
La nuit, en ce moment, achevait de se fermer, et l’on commença à voir courir çà et là des lumières à travers le bois, comme se répandent par le ciel les exhalaisons sèches de la terre, lesquelles paraissent à notre vue autant d’étoiles qui filent. On entendit en même temps un bruit épouvantable, dans le genre de celui que produisent les roues massives des charrettes à bœufs, bruit aigu, criard, continuel, qui fait, dit-on, fuir les loups et les ours, s’il y en a sur leur passage. À toutes ces tempêtes s’en ajouta une autre, qui les accrut encore; il semblait véritablement qu’aux quatre coins du bois on livrât en même temps quatre batailles. Là, résonnait le bruit sourd et effroyable de l’artillerie; ici, partaient une infinité d’arquebuses; tout près, on entendait les cris des combattants; plus loin, les hélélis sarrasins. Finalement, les cornets, les cors de chasse, les clairons, les trompettes, les tambours, l’artillerie, les coups d’arquebuse, et par-dessus tout l’épouvantable cliquetis des charrettes, tout cela formait à la fois un bruit si confus, si horrible, que don Quichotte eut besoin de rassembler tout son courage pour l’entendre sans effroi. Quant à Sancho, le sien fut bientôt abattu; il tomba évanoui aux pieds de la duchesse, qui le reçut dans le pan de sa robe, et s’empressa de lui faire jeter de l’eau sur le visage. L’aspersion faite, il revint à lui dans le moment où un char aux roues criardes arrivait en cet endroit. Quatre bœufs tardifs le traînaient, tout couverts de housses noires, et portant, attachée à chaque corne, une grande torche allumée. Sur le chariot était élevé une espèce de trône, et sur ce trône était assis un vieillard vénérable, avec une barbe plus blanche que la neige, et si longue qu’elle lui tombait au-dessous de la ceinture. Son vêtement était une ample robe de boucassin noir; et, comme le chariot portait une infinité de lumières, on pouvait aisément y distinguer tous les objets. Il était conduit par deux laids démons, habillés de la même étoffe, et de si hideux visage, qu’après les avoir vus une fois, Sancho ferma les yeux, pour ne pas les voir une seconde.
Quand le char fut arrivé en face du poste où se trouvait la compagnie, le vénérable vieillard se leva de son siège élevé, et, dès qu’il fut debout, il dit d’une voix haute: «Je suis le sage Lirgandée;» et le char passa outre, sans qu’il ajoutât un seul mot. Derrière ce chariot en vint un autre tout pareil, avec un autre vieillard intronisé, lequel, faisant arrêter son attelage, dit d’une voix non moins grave que le premier: «Je suis le sage Alquife, grand ami d’Urgande la Déconnue;» et il passa outre. Bientôt, et de la même façon, arriva un troisième chariot. Mais celui qui occupait le trône n’était pas un vieillard comme les deux premiers; c’était un homme large et robuste, et de mine rébarbative. En arrivant, il se leva debout comme les autres, et dit d’une voix encore plus rauque et plus diabolique: «Je suis Arcalaüs l’enchanteur, ennemi mortel d’Amadis de Gaule et de toute sa lignée;» et il passa outre.
À quelque distance de là, les trois chariots firent halte, et alors cessa l’insupportable criaillement des roues. Bientôt on n’entendit d’autre bruit que le son d’une musique douce et concertante. Sancho s’en réjouit fort, et en tira bon présage.
«Madame, dit-il à la duchesse, dont il ne s’écartait ni d’un pas ni d’un instant, où il y a de la musique, il ne peut rien y avoir de mauvais.
– Pas davantage où il y a des lumières et de la clarté, répondit la duchesse.
– Oh! reprit Sancho, le feu donne de la lumière et les fournaises de la clarté, comme nous pouvons le voir à celles qui nous entourent, et qui pourraient bien pourtant nous embraser; au lieu que la musique est toujours un signe de réjouissance et de fêtes.
– C’est ce qu’on va voir», dit don Quichotte, qui écoutait leur entretien; et il avait raison, ainsi que le prouve le chapitre suivant.
Où se continue la nouvelle que reçut don Quichotte du désenchantement de Dulcinée, avec d’autres événements dignes d’admiration
Ils virent alors s’approcher d’eux, à la mesure de cette agréable musique, un char de ceux qu’on appelle char de triomphe, traîné par six mules brunes caparaçonnées de toile blanche, sur chacune desquelles était monté un pénitent, à la manière de ceux qui font amende honorable, également vêtu de blanc, avec une grosse torche de cire à la main. Ce char était deux fois, et même trois fois plus grand que les autres. Les côtés et les bords en étaient chargés de douze autres pénitents, blancs comme la neige, et tenant chacun une torche allumée; spectacle fait pour surprendre et pour épouvanter tout à la fois. Sur un trône élevé au centre du char, était assise une nymphe couverte de mille voiles de gaze d’argent, sur lesquels brillaient une infinité de paillettes d’or, qui lui faisaient, sinon une riche, au moins une élégante parure. Elle avait la figure cachée sous une gaze de soie transparente et délicate, dont le tissu ne pouvait empêcher de découvrir un charmant visage de jeune fille. Les nombreuses lumières permettaient de distinguer ses traits et son âge, qui semblait ne point avoir atteint vingt ans, ni être resté au-dessous de dix-sept. Près d’elle était un personnage enveloppé jusqu’aux pieds d’une robe de velours à longue queue, et la tête couverte d’un voile noir.
Au moment où le char arriva juste en face du duc et de don Quichotte, la musique des clairons cessa, et, bientôt après, celle des harpes et des luths dont on jouait sur le char même. Alors, se levant tout debout, le personnage à la longue robe l’écarta des deux côtés, et, soulevant le voile qui lui cachait le visage, il découvrit à tous les regards la figure même de la mort, hideuse et décharnée. Don Quichotte en pâlit, Sancho trembla de peur, le duc et la duchesse firent un mouvement d’effroi. Cette Mort vivante, s’étant levée sur les pieds, commença, d’une voix endormie et d’une langue peu éveillée, à parler de la sorte:
«Je suis Merlin, celui que les histoires disent avoir eu le diable pour père (mensonge accrédité par le temps), prince de la magie, monarque et archive de la science zoroastrique, émule des âges et des siècles, qui prétendent engloutir les exploits des braves chevaliers errants, à qui j’ai toujours porté et porte encore une grande affection.
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