On ne savait rien de sa vie passée ; aussi des légendes avaient elles couru parmi les internes, les externes, et plus tard parmi les voisins. Cette réputation de conspirateur redoutable, de nihiliste, de régicide, de patriote prêt à tout, échappé à la mort par miracle, avait séduit l’imagination aventureuse et vive de Pierre Roland ; et il était devenu l’ami du vieux Polonais, sans avoir jamais obtenu de lui, d’ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne. C’était encore grâce au jeune médecin que le bonhomme était venu s’établir au Havre, comptant sur une belle clientèle que le nouveau docteur lui fournirait.
En attendant, il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant des remèdes aux petits-bourgeois et aux ouvriers de son quartier.
Pierre allait souvent le voir après dîner et causer une heure avec lui, car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont il jugeait profonds les longs silences.
Un seul bec de gaz brillait au-dessus du comptoir chargé de fioles. Ceux de la devanture n’avaient point été allumés, par économie. Derrière ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongées l’une sur l’autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d’oiseau qui, continuant son front dégarni, lui donnait un air triste de perroquet, dormait profondément, le menton sur la poitrine.
Au bruit du timbre, il s’éveilla, se leva, et reconnaissant le docteur, vint au-devant de lui, les mains tendues.
Sa redingote noire, tigrée de taches d’acides et de sirops, beaucoup trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d’antique soutane ; et l’homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait à sa voix fluette quelque chose d’enfantin, un zézaiement et des intonations de jeune être qui commence à prononcer.
Pierre s’assit et Marowsko demanda :
« Quoi de neuf, mon cher Docteur ?
— Rien. Toujours la même chose partout.
— Vous n’avez pas l’air gai, ce soir.
— Je ne le suis pas souvent.
— Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur ?
— Oui, je veux bien.
— Alors je vais vous faire goûter une préparation nouvelle.
Voilà deux mois que je cherche à tirer quelque chose de la groseille, dont on n’a ait jusqu’ici que du sirop… eh bien, j’ai trouvé… j’ai trouvé… une bonne liqueur, très bonne, très bonne. » Et ravi, il alla vers une armoire, l’ouvrit et choisit une fiole qu’il apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets, jamais il n’allongeait le bras tout à fait, n’ouvrait toutes grandes les jambes, ne faisait un mouvement entier et définitif. Ses idées semblaient pareilles à ses actes ; il les indiquait, les promettait, les esquissait, les suggérait, mais ne les énonçait pas.
Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait être d’ailleurs la préparation des sirops et des liqueurs. »Avec un bon sirop ou une bonne liqueur, on fait fortune », disait-il souvent.
Il avait inventé des centaines de préparations sucrées sans parvenir à en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser à Marat.
Deux petits verres furent pris dans l’arrière-boutique et apportés sur la planche aux préparations ; puis les deux hommes examinèrent en l’élevant vers le gaz la coloration du liquide.
« Joli rubis ! déclara Pierre.
— N’est-ce pas ? » La vieille tête de perroquet du Polonais semblait ravie.
Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta de nouveau, réfléchit encore et se prononça :
« Très bon, très bon, et très neuf comme saveur ; une trouvaille, mon cher !
— Ah ! Vraiment, je suis bien content. » Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle ; il voulait l’appeler « essence de groseille », ou bien « fine groseille », ou bien « groselia », ou bien « groséline ».
Pierre n’approuvait aucun de ces noms.
Le vieux eut une idée :
« Ce que vous avez dit tout à l’heure est très bon, très bon :
« Joli rubis ». » Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu’il l’eût trouvé, et il conseilla simplement « groseillette », que Marowsko déclara admirable. Puis ils se turent et demeurèrent assis quelques minutes, sans prononcer un mot, sous l’unique bec de gaz.
Pierre, enfin, presque malgré lui :
« Tiens, il nous est arrivé une chose assez bizarre, ce soir.
Un des amis de mon père, en mourant, a laissé sa fortune à mon frère. » Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, après avoir songé, il espéra que le docteur héritait par moitié. Quand la chose eut été bien expliquée, il parut surpris et fâché ; et pour exprimer son mécontentement de voir son jeune ami sacrifié, il répéta plusieurs fois :
« Ça ne fera pas un bon effet. » Pierre, que son énervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko entendait par cette phrase.
Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon effet ? Quel mauvais effet pouvait résulter de ce que son frère héritait la fortune d’un ami de la famille ?
Mais le bonhomme, circonspect, ne s’expliqua pas davantage.
« Dans ce cas-là on laisse aux deux frères également, je vous dis que ça ne fera pas un bon effet. » Et le docteur, impatienté, s’en alla, rentra dans la maison paternelle et se coucha. Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la chambre voisine, puis il s’endormit après avoir bu deux verres d’eau.
Le docteur se réveilla le lendemain avec la résolution bien arrêtée de faire fortune.
Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination sans en poursuivre la réalité. Au début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle, l’espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa confiance jusqu’au premier obstacle, jusqu’au premier échec qui le jetait dans une voie nouvelle.
Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, il méditait.
Combien de médecins étaient devenus millionnaires en peu de temps ! Il suffisait d’un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses études, il avait pu apprécier les plus célèbres professeurs, et il les jugeait des ânes. Certes il valait autant qu’eux, sinon mieux. S’il parvenait par un moyen quelconque à capter la clientèle élégante et riche du Havre, il pouvait gagner cent mille francs par an avec facilité. Et il calculait, d’une façon précise, les gains assurés. Le matin, il sortirait, il irait chez ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, à vingt francs l’un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mile francs, par an, même soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades était inférieur à la réalisation certaine. Après midi, il recevrait dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs à dix francs, soit trente-six mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs, chiffre rond.
Les clients anciens et les amis qu’il irait voir à dix francs et qu’il recevrait à cinq francs feraient peut-être sur ce total une légère diminution compensée par les consultations avec d’autres médecins et par tous les petits bénéfices courants de la profession.
Rien de plus facile que d’arriver là avec de la réclame habile, des échos dans Le Figaro indiquant que le corps scientifique parisien avait les yeux sur lui, s’intéressait à ces cures surprenantes entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frère, plus riche et célèbre, et content de lui-même, car il ne devrait sa fortune qu’à lui ; et il se montrerait généreux pour ses vieux parents, justement fiers de sa renommée. Il ne se marierait pas, ne voulant point encombrer son existence d’une femme unique et gênante, mais il aurait des maîtresses parmi ses clientes les plus jolies.
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