Le Roman
Je n’ai point l’intention de plaider ici pour le petit roman qui suit. Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre entraîneraient plutôt la critique du genre d’étude psychologique que j’ai entrepris dans Pierre et Jean.
Je veux m’occuper du Roman en général.
Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé par les mêmes critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau.
Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes :
« Le plus grand défaut de cette œuvre, c’est qu’elle n’est pas un roman à proprement parler. »
On pourrait répondre par le même argument :
« Le plus grand défaut de l’écrivain qui me fait l’honneur de me juger, c’est qu’il n’est pas un critique. »
Quels sont en effet les caractères essentiels du critique ?
Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées d’école, sans attaches avec aucune famille d’artistes, il comprenne, distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les tempéraments les plus contraires, et admette les recherches d’art les plus diverses.
Or, le critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Werther, Les Affinités électives, Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, Les Trois Mousquetaires, Mauprat, Le Père Goriot, La Cousine Bette, Colomba, Le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, L’Assommoir, Sapho, etc., ose encore écrire : « Ceci est un roman et cela n’en est pas un », me paraît doué d’une perspicacité qui ressemble fort à de l’incompétence.
Généralement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins vraisemblable, arrangée à la façon d’une pièce de théâtre en trois actes dont le premier contient l’exposition, le second l’action et le troisième le dénouement.
Cette manière de composer est absolument admissible à la condition qu’on acceptera également toutes les autres.
Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquelles une histoire écrite devrait porter un autre nom ?
Si Don Quichotte est un roman, Le Rouge et le Noir en est-il un autre ? Si Monte-Cristo est un roman, L’Assommoir en est-il un ? Peut-on établir une comparaison entre Les Affinités électives de Goethe, Les Trois Mousquetaires de Dumas, Madame Bovary de Flaubert, M. de Camors de M. Feuillet et Germinal d’E. Zola ? Laquelle de ces œuvres est un roman ?
Quelles sont ces fameuses règles ? D’où viennent-elles ? Qui les a établies ? En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels raisonnements ?
Il semble cependant que ces critiques savent d’une façon certaine, indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d’un autre qui n’en est pas un. Cela signifie tout simplement que, sans être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu’ils rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les œuvres conçues et exécutées en dehors de leur esthétique.
Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que possible les jeunes gens à tenter des voies nouvelles.
Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, c’est-à-dire d’imaginer ou d’observer, suivant leur conception personnelle de l’art. Le talent provient de l’originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le critique qui prétend définir le Roman suivant l’idée qu’il s’en fait d’après les romans qu’il aime, et établir certaines règles invariables de composition, luttera toujours contre un tempérament d’artiste apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument ce nom, ne devrait être qu’un analyste sans tendances, sans préférences, sans passions, et, comme un expert en tableaux, n’apprécier que la valeur artiste de l’objet d’art qu’on lui soumet. Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour qu’il puisse découvrir et vanter les livres mêmes qu’il n’aime pas comme homme et qu’il doit comprendre comme juge.
Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d’où il résulte qu’ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu’ils nous complimentent sans réserve et sans mesure.
Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la tendance naturelle de son esprit, demande à l’écrivain de répondre à son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de bien écrit l’ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.
En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient :
– Consolez-moi.
– Amusez-moi.
– Attristez-moi.
– Attendrissez-moi.
– Faites-moi rêver.
– Faites-moi rire.
– Faites-moi frémir.
– Faites-moi pleurer.
– Faites-moi penser.
Seuls, quelques esprits d’élite demandent à l’artiste :
« Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. »
L’artiste essaie, réussit ou échoue.
Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de l’effort ; et il n’a pas le droit de se préoccuper des tendances.
Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter.
Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision décornée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou superbe de la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.
Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d’art si différentes et juger les œuvres qu’elles produisent, uniquement au point de vue de leur valeur artistique en acceptant a priori les idées générales d’où elles sont nées.
Contester le droit d’un écrivain de faire une œuvre poétique ou une œuvre réaliste, c’est vouloir le forcer à modifier son tempérament, récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l’œil et de l’intelligence que la nature lui a donnés.
Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou sinistres, c’est lui reprocher d’être conformé de telle ou telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre.
Laissons-le libre de comprendre, d’observer, de concevoir comme il lui plaira, pourvu qu’il soit un artiste. Devenons poétiquement exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve est médiocre, banal, pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffère de la vérité dans son livre.
Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des procédés de composition absolument opposés.
Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance manipuler les événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l’émouvoir ou l’attendrir. Le plan de son roman n’est qu’une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l’effet de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l’intérêt, et terminant si complètement l’histoire racontée qu’on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.
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