Mais elle devint, en constatant son pouvoir sur lui, une si capricieuse dominatrice qu’elle lui rendait l’existence intolérablement énervante. Elle lui imposa de dîner avec sa mère, veuve d’un voiturier, d’aller voir sa petite sœur en pension à Sèvres ; et elle lui carotta de l’argent sous tous les prétextes imaginables.
Ces vexations eurent en lui plus d’influence que ses infidélités. Il avait les yeux ouverts sur elle, des yeux lucides et méprisants, et tout en goûtant le charme physique, pervers et savoureux de cette raffinée courtisane, il apprenait en elle à connaître, à discerner et à haïr toutes les duplicités féminines. Il l’observait avec une curiosité avide, et s’observait lui-même avec une complaisance flatteuse. Posant pour l’homme fort, sceptique et corrompu, qui raisonne ses passions, y cède et les analyse suivant la mode contemporaine, il avait la prétention de se connaître admirablement, et de ne jamais ignorer un des motifs instinctifs ou intentionnels auxquels il obéissait.
Donc il s’observait avec méthode, croyait se bien pénétrer et se racontait avec un petit orgueil d’homme bien doué, qui n’ignore pas ses qualités ; il se jugeait, naturellement, comme il lui plaisait de se juger, amplifiant, selon sa vanité, ce qu’il tenait à montrer, dissimulant ce qu’il tenait à cacher, voyant gros, avec des yeux de myope, ses défauts préférés comme ses mérites, car quiconque regarde en soi-même est trop près du sujet pour le bien distinguer.
Cette pratique de l’observation le sauva pourtant de la domination d’Henriette. Il devinait mal ses roueries, mais finissait par les découvrir et il se fâchait surtout des embûches puériles qu’elle lui tendait sans cesse. Les caprices inutiles, la coquetterie guerroyante, le besoin qu’elle éprouvait de le contrarier parce qu’elle était la plus forte, firent fermenter peu à peu dans l’âme lucide de cet homme, malgré son attachement de mâle, une rancune accumulée, dissimulée, grandissante, devenue de l’irritation, puis une sorte de haine d’amant, toujours séduit, mais révolté, exaspéré et prêt à rompre, au premier jour.
Quand il découvrit que, par une odieuse perversité de drôlesse, elle lui avait fait donner de l’argent à l’entremetteuse dont le logis servait à ses rendez-vous, il se fâcha, enfin, d’une façon définitive, et, très résolument, se sépara d’elle pour toujours.
Maintenant c’était fini, bien fini. Il se sentait sûr de ne pas la reprendre. Mais il se secouait encore, il secouait non pas des restes de tendresse, plutôt des restes d’habitudes.
Robert Mariolle fut réveillé tôt par une rumeur de mouvement dans l’hôtel. A travers les vitres de sa fenêtre dont il n’avait point fermé l’auvent, une inondation de soleil faisait de sa chambre aux murs clairs, aux rideaux blancs, une petite cuve de lumière si vive qu’il ne put rester couché.
Aussitôt levé, il sortit et se mit à suivre le couloir étroit dont les portes semblaient gardées par des souliers, des bottines ou des bottes qui venaient d’être cirés. Ils racontaient, ces morceaux de cuir délicats ou grossiers, la vie, les mœurs, l’élégance et la condition sociale de celui, de celle ou de ceux couchés encore derrière le mur.
Mariolle y songeait, souriant, plein de bonne humeur matinale, d’envie d’essayer d’entrer quand il voyait solitaire, et toute fine, la chaussure de deux pieds mignons, ou plein de dédain pour les fortes semelles à clous du touriste dont il devinait, en passant, le ronflement.
Soudain, il aperçut, barrant tout le passage, une sorte de coffre enveloppé de rideaux, et que deux Savoyards portaient en soufflant. Il eut, à la première seconde, l’impression d’un accident, le léger serrement de cœur que donne le brancard couvert rencontré dans la rue, puis il se souvint qu’il était dans une ville d’eaux minérales où l’on enlève de leur lit, pour les y ramener après les douches, les malades en traitement. Dans l’escalier encore il dut s’arrêter deux fois pour laisser passer ces chaises à porteurs et il comprit d’où venaient […]
Fin du texte – œuvre inachevée