L’aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en observation. Mais la campagne restait vide comme la veille ; et une peur nouvelle entrait dans l’esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim ! Il se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s’approchaient de son cadavre et se mettaient à le manger, l’attaquant partout à la fois, se glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.
Alors, il devint fou, s’imaginant qu’il allait s’évanouir de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s’apprêtait à s’élancer vers le village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois paysans qui s’en allaient aux champs avec leurs fourches sur l’épaule, et il replongea dans sa cachette.
Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le château lointain, préférant entrer là-dedans plutôt qu’au village qui lui semblait redoutable comme une tanière pleine de tigres.
Les fenêtres d’en bas brillaient. Une d’elles était même ouverte ; et une forte odeur de viande cuite s’en échappait, une odeur qui pénétra brusquement dans le nez et jusqu’au fond du ventre de Walter Schnaffs ; qui le crispa, le fit haleter, l’attirant irrésistiblement, lui jetant au cœur une audace désespérée.
Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la fenêtre.
Huit domestiques dînaient autour d’une grande table. Mais soudain une bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien !
On aperçut l’ennemi !
Seigneur ! Les Prussiens attaquaient le château !…
Ce fut d’abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit tons différents, un cri d’épouvante horrible, puis une levée tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, toujours debout dans sa fenêtre.
Après quelques instants d’hésitation, il enjamba le mur d’appui et s’avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler comme un fiévreux : mais une terreur le retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison semblait frémir ; des portes se fermaient, des pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l’oreille à ces confuses rumeurs ; puis il entendit des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant du premier étage.
Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château devint silencieux comme un tombeau.
Walter Schnaffs s’assit devant une assiette restée intacte, et il se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s’il eût craint d’être interrompu trop tôt, de n’en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe ; et des paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l’estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s’interrompait, prêt à crever à la façon d’un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et se déblayait l’œsophage comme on lave un conduit bouché.
Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles ; puis, soûl de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des hoquets, l’esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapable d’ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idées s’engourdissaient ; il posa son front pesant dans ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des choses et des faits.
Le dernier croissant éclairait vaguement l’horizon au-dessus des arbres du parc. C’était l’heure froide qui précède le jour.
Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes ; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l’ombre une pointe d’acier.
Le château tranquille dressait sa haute silhouette noire. Deux fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.
Soudain, une voix tonnante hurla :
« En avant ! Nom d’un nom ! À l’assaut, mes enfants ! »
Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres s’enfoncèrent sous un flot d’hommes qui s’élança, brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu’aux cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et, lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le culbutèrent le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.
Il haletait d’ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé et fou de peur.
Et tout d’un coup, un gros militaire chamarré d’or lui planta son pied sur le ventre en vociférant :
« Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous ! »
Le Prussien n’entendit que ce seul mot« prisonnier », et il gémit : « Ya, ya, ya. »
Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs s’assirent, n’en pouvant plus d’émotion et de fatigue.
Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d’être enfin prisonnier !
Un autre officier entra et prononça :
« Mon colonel, les ennemis se sont enfuis ; plusieurs semblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la place. »
Le gros militaire qui s’essuyait le front vociféra : « Victoire ! »
Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche :
« Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu’on évalue à cinquante hommes hors de combat Plusieurs sont restés entre nos mains. »
Le jeune officier reprit :
« Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel ? »
Le colonel répondit :
« Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de l’artillerie et des forces supérieures. »
Et il donna l’ordre de repartir.
La colonne se reforma dans l’ombre, sous les murs du château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garrotté, tenu par six guerriers le revolver au poing.
Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps en temps.
Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce fait d’armes.
La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes levaient les bras ; des vieilles pleuraient ; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa le nez d’un de ses gardiens.
Le colonel hurlait.
« Veillez à la sûreté du captif. »
On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.
Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.
Alors, malgré des symptômes d’indigestion qui le tourmentaient depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des cris frénétiques, jusqu’au moment où il tomba, épuisé, au pied d’un mur
Il était prisonnier ! Sauvé !
C’est ainsi que le château de Champignet fut repris à l’ennemi après six heures seulement d’occupation.
Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.
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