Je poussai encore plus loin mon expérience et je lui appris – avec quelle peine ! – à reconnaître l’heure des repas sur le cadran de la pendule.
Il me fut impossible, pendant longtemps, d’appeler son attention sur les aiguilles, mais j’arrivai à lui faire remarquer la sonnerie. Le moyen employé fut simple : je supprimai la cloche, et tout le monde se levait pour aller à table quand le petit marteau de cuivre annonçait midi.
Je m’efforçai en vain, par exemple, de lui apprendre à compter les coups. Elle se précipitait vers la porte chaque fois qu’elle entendait le timbre ; mais alors, peu à peu, elle dut se rendre compte que toutes les sonneries n’avaient pas la même valeur au point de vue des repas ; et son œil, guidé par son oreille, se fixa souvent sur le cadran.
L’ayant remarqué, j’eus soin chaque jour, à midi et à six heures, d’aller poser mon doigt sur le chiffre douze, et sur le chiffre six, aussitôt qu’arrivait le moment attendu par elle ; et je m’aperçus bientôt qu’elle suivait attentivement la marche des petites branches de cuivre que j’avais fait souvent tourner en sa présence.
Elle avait compris ! Je devrais plutôt dire : elle avait saisi. J’étais parvenu à faire entrer en elle la connaissance, ou mieux la sensation de l’heure, ainsi qu’on y arrive pour des carpes, qui n’ont cependant pas la ressource des pendules, en leur donnant à manger, chaque jour, juste au même moment.
Une fois ce résultat acquis, tous les instruments d’horlogerie existants dans la maison occupèrent son attention d’une façon exclusive. Elle passait son temps à les regarder, à les écouter, à attendre les heures. Il arriva même une chose assez drôle. La sonnerie d’un joli cartel Louis XVI suspendu à la tête de son lit s’étant détraquée, elle s’en aperçut. Elle attendait depuis vingt minutes, l’œil sur l’aiguille, que le timbre annonçât dix heures. Mais, quand l’aiguille eut passé le chiffre, elle demeura stupéfaite de ne rien entendre, tellement stupéfaite qu’elle s’assit, remuée sans doute par une de ces émotions violentes qui nous secouent en face des grandes catastrophes. Et elle eut l’étrange patience de demeurer devant la petite mécanique jusqu’à onze heures, pour voir ce qui allait arriver. Elle n’entendit encore rien, naturellement ; alors, saisie tout à coup soit de la colère folle de l’être trompé, déçu, soit de l’épouvante de l’être effaré devant un mystère redoutable, soit de l’impatience furieuse de l’être passionné qui rencontre un obstacle, elle saisit la pincette de la cheminée et frappa le cartel avec tant de force qu’elle le mit en pièces en une seconde.
Donc son cerveau fonctionnait, calculait, d’une façon obscure il est vrai, et dans une limite très restreinte, car je ne pus parvenir à lui faire distinguer les personnes comme elle distinguait les heures. Il fallait, pour obtenir d’elle un mouvement d’intelligence, faire appel à ses passions, dans le sens matériel du mot.
Nous en eûmes bientôt une autre preuve, hélas ! Terrible.
Elle était devenue superbe ; c’était vraiment un type de la race, une sorte de Vénus admirable et stupide.
Elle avait seize ans maintenant et j’ai rarement vu pareille perfection de formes, pareille souplesse et pareille régularité de traits. J’ai dit une Vénus, oui, une Vénus, blonde, grasse, vigoureuse, avec des grands yeux clairs et vides, bleus comme la fleur du lin, et une large bouche aux lèvres rondes, une bouche de gourmande, de sensuelle, une bouche à baisers.
Or, un matin, son père entra chez moi avec une figure singulière et, s’étant assis, sans même répondre à mon bonjour :
— J’ai à vous parler d’une chose fort grave, dit-il… Est-ce qu’on… est-ce qu’on pourrait marier Berthe ?
J’eus un sursaut d’étonnement, et je m’écriai :
— Marier Berthe ?… mais c’est impossible !
Il reprit :
— Oui… je sais… mais réfléchissez… Docteur… c’est que… peut-être… nous avons espéré… si elle avait des enfants… ce serait pour elle une grande secousse, un grand bonheur et… qui sait si son esprit ne s’éveillerait pas dans la maternité ?…
Je demeurai fort perplexe. C’était juste. Il se pourrait que cette chose si nouvelle, que cet admirable instinct des mères qui palpite au cœur des bêtes comme au cœur des femmes, qui fait se jeter la poule en face de la gueule du chien pour défendre ses petits, amenât une révolution, un bouleversement dans cette tête inerte, et mît en marche le mécanisme immobile de sa pensée.
Je me rappelai d’ailleurs tout de suite un exemple personnel. J’avais possédé, quelques années auparavant, une petite chienne de chasse si sotte que je n’en pouvais rien obtenir. Elle eut des petits et devint, du jour au lendemain, non pas intelligente, mais presque pareille à beaucoup de chiens peu développés.
À peine eus-je entrevu cette possibilité, que le désir grandit en moi de marier Berthe, non pas tant par amitié pour elle et pour ses pauvres parents que par curiosité scientifique. Qu’arriverait-il ? C’était là un singulier problème !
Je répondis donc au père :
— Vous avez peut-être raison… on peut essayer… Essayer… mais… mais… vous ne trouverez jamais un homme qui consente à cela.
Il prononça, à mi-voix :
— J’ai quelqu’un.
Je fus stupéfait. Je balbutiai :
— Quelqu’un de propre ?… quelqu’un… de… votre monde ?…
Il répondit :
— Oui… parfaitement.
— Ah ! Et… puis-je vous demander son nom ?
— Je venais pour vous le dire et pour vous consulter. C’est M. Gaston du Boys de Lucelles !
Je faillis m’écrier : « Le misérable ! » mais je me tus, et, après un silence j’articulai :
— Oui, très bien. Je ne vois aucun inconvénient.
Le pauvre homme me serra les mains :
— Nous la marierons le mois prochain, dit-il.
M. Gaston du Boys de Lucelles était un garnement de bonne famille qui, ayant mangé l’héritage paternel, et fait des dettes par mille moyens indélicats, cherchait un nouveau moyen quelconque pour se procurer de l’argent.
Il avait trouvé celui-là.
Beau garçon, d’ailleurs, bien portant, mais viveur, de la race odieuse des viveurs de province, il me parut nous promettre un mari suffisant dont on se débarrasserait ensuite avec une pension.
Il vint dans la maison faire sa cour et faire la roue devant cette belle fille idiote, qui semblait lui plaire d’ailleurs. Il apportait des fleurs, lui baisait les mains, s’asseyait à ses pieds et la regardait avec des yeux tendres ; mais elle ne prenait garde à aucune de ses attentions, et ne le distinguait nullement des autres personnes vivant autour d’elle.
Le mariage eut lieu.
Vous comprenez à quel point était allumée ma curiosité.
Je vins le lendemain voir Berthe, pour épier, sur son visage, si quelque chose avait tressailli en elle. Mais je la trouvai semblable à ce qu’elle était tous les jours, uniquement préoccupée de la pendule et du dîner. Lui, au contraire, semblait fort épris et cherchait à exciter la gaieté et l’affection de sa femme par les petits jeux et les agaceries qu’on emploie avec les jeunes chats.
Il n’avait rien trouvé de mieux.
Je me mis alors à faire des visites fréquentes aux nouveaux époux, et je m’aperçus bientôt que la jeune femme reconnaissait son mari et jetait sur lui les regards avides qu’elle n’avait eus, jusqu’ici, que pour les plats sucrés.
Elle suivait ses mouvements, distinguait son pas dans l’escalier ou dans les chambres voisines, battait des mains quand il entrait, et son visage transfiguré s’éclairait d’une flamme de bonheur profond et de désir.
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