Presque au-dessus de sa tête, l’horloge bat à petits coups, comme un cœur. Il ferme un moment les yeux pour mieux l’entendre, vivre et respirer avec elle, l’antique aïeule sans âge, qui dispense à regret, depuis des siècles, l’impitoyable avenir. Ce bruit qu’il écoute, perceptible à peine dans la charpente sonore, ce ronron monotone, seulement interrompu par la voix grave des heures, durera plus que lui, cheminera des années et des années encore, à travers de nouveaux espaces le silence, jusqu’au jour… Quel jour? Quel jour aura marqué pour la dernière fois, du coup de minuit, les deux aiguilles rouillées, les deux commères, avant de s’arrêter pour jamais?
Il ouvre les yeux. Devant lui une plaque de marbre grisâtre, scellée au mur, porte une inscription dont il déchiffre lentement les larges lettres dédorées.
À la mémoire…, de… Jean-Baptiste Heame, notaire royal 1690-1711… et de Mélanie-Hortense Le Pean, son épouse… de Pierre Antoine Dominique… de Jean-Jacques Heame, seigneur d’Hemecourt… de Paul-Louis-François… et ainsi jusqu’au bas de la liste, jusqu’au dernier: Jean-César Heame d’Hemecourt, capitaine de cavalerie, ancien marguillier de la paroisse, décédé à Cannes… en 1889… Bienfaiteur de cette église…
Priez pour cette Famille entièrement éteinte…
demande encore la vieille pierre, humblement, comme pour s’excuser d’être là.
– Fameuse perte!… murmure l’auteur du Cierge pascal entre ses dents. Mais il sourit d’un bon sourire de sympathie protectrice. Le copieux morceau de marbre, consciencieusement gravé, rehaussé d’or fin, aussi cossu que n’importe quelle autre pièce de mobilier bourgeois! Rien de plus triste qu’une tombe de pierre blanche, aux quatre bornes enchaînées, fouettée par la pluie, un jour d’hiver. Mais à l’abri du froid et du chaud, face au banc d’œuvre où le défunt marguillier reçut le pain bénit, cette pierre, aussi lisse et polie qu’au premier jour, cirée chaque semaine par un sacristain diligent, quelle consolante image de la mort! La sensibilité de l’écrivain s’émeut pour ce confortable posthume. Il épelle tous ces noms, comme des noms d’amis, dont le voisinage le rassure. Avec cette dynastie des Heame, que d’autres encore, sous les dalles aux lettres effacées, çà et là, jusqu’au pied de l’autel, bonnes gens qui voulurent dormir sous un toit, durer aussi longtemps que la sûre assise! On peut rêver dormir là, de compagnie… Jamais le célèbre romancier ne se sentit si résigné, si docile. Une fatigue exquise détend jusqu’à ses dernières fibres, fait flotter devant ses yeux l’image de la profonde église endormie, désormais sans secret, amicale, familière. Il goûte une paix jamais sentie, un extrême bien-être, presque religieux… Il se dorlote, il s’étire; il étouffe un bâillement, comme une prière.
Au-dehors, le ciel s’obscurcit; un dernier vitrail du transept s’éteint tout à fait. Désormais, la porte s’ouvre et se referme sur un fond de velours noir, où le monde extérieur ne se dénonce plus que par son parfum. Des ombres éparses se rapprochent, s’assemblent. Ur chuchotement discret court au long des travées, de banc de chêne en banc de chêne, des petits pas impatients gagnent le seuil, l’église se vide peu à peu de son menu peuple invisible. L’heure du salut quotidien est passée depuis longtemps, la sacristie reste close, trois lampes sur douze éclairent seules l’immense vaisseau. Que se passe-t-il? Qu’attendre encore?… On se cherche à tâtons, on s’appelle de loin, d’une petite toux caressante, on discute entre initiés. Car, avec la dernière diligence automobile de Vaucours, les curieux et les curieuses ont disparu: Lumbres ne garde si tard que ses vieux amis. Les derniers s’éloignent cependant. Saint-Marin va rester seul.
Pour lui seul, ce grand joujou un peu funèbre, mais charmant tout de même – pour le seul auteur du Cierge pascal – pour lui seul! Il suit amoureusement du regard les nervures de la voûte, réunies en rosace, et qui retombent trois â trois sur les pilastres des murailles latérales, d’un mouvement si souple, d’une grâce vivante, presque animale. Le maître-maçon qui, jadis, traça leur course aérienne, n’a-t-il pas, sans le savoir, travaillé pour réjouir les yeux du génie vieillissant? Qu’attendent de plus les dévots et les dévotes, et même ce prêtre paysan, lorsqu’ils lèvent le nez vers leur ciel vide, qu’un relâchement de leurs liens, une courte paix, la provisoire acceptation de la destinée? Ce qu’ils appellent naïvement grâce de Dieu, don de l’Esprit, efficace du Sacrement, c’est ce même répit qu’il goûte dans ce lieu solitaire. Pauvres gens, dont la candeur s’embarrasse de tant d’inutiles discours! Brave saint campagnard qui croit consommer chaque matin la Vie éternelle, et dont les sens ne connaissent pourtant qu’une illusion assez grossière, comparable à peine au rêve lucide, à l’illusion volontaire du merveilleux écrivain. «Que ne suis-je venu plus tôt, se dit-il, respirer l’air d’une église rustique!… Nos grand-mères 1830 savaient des secrets que nous avons perdus!» Il regrette la visite au presbytère, qui pensa l’égarer, le sot pèlerinage à la chambre du saint (ce pan de mur dont la vue fit chanceler un moment sa raison), spectacle en somme un peu barbare, et fait pour un public moins délicat… «La sainteté, s’avoue-t-il, comme toutes choses en ce monde, n’est belle à voir qu’en scène; l’envers du décor est puant et laid.» Sa cervelle en rumeur bourdonne de mille pensées nouvelles, hardies; une jeune espérance, confuse encore, émeut jusqu’à ses muscles; il ne s’est pas senti, depuis bien des jours, si souple, si vigoureux.
– Il y a une joie dans le vieillir, s’écrie-t-il, presque à voix haute, qui m’est révélée aujourd’hui. L’amour même – oui, l’amour même! – peut être quitté sans rudesse. J’ai recherché la mort dans les livres, ou dans les ignobles cimetières citadins, tantôt démesurée, comme une vision formée dans les rêves, tantôt rabaissée à la taille d’un homme en casquette, qui tient en bon état, disent-ils, la clôture des tombes, enregistre, administre. Non! c’est ici, ou dans d’autres séjours semblables, qu’il faut l’accueillir avec bonhomie, ainsi que le froid et le chaud, la nuit et le jour, la marche insensible des astres, le retour des saisons, à l’exemple des sages et des bêtes. Combien le philosophe peut apprendre de choses précieuses, incomparables, du seul instinct de quelque vieux prêtre tel que celui-ci, tout proche de la nature, héritier de ces solitaires inspirés dont nos pères firent jadis les divinités des champs. Ô l’inconscient poète, qui, cherchant le royaume du ciel, trouve au moins le repos, une humble soumission aux forces élémentaires, la profonde paix…
En étendant le bras, l’illustre maître pourrait toucher du doigt le confessionnal où le saint de Lumbres dispense à son peuple les trésors de sa sagesse empirique. Il est là, entre deux piliers, badigeonné d’un affreux marron, vulgaire, presque sordide, fermé de deux rideaux verts. L’auteur du Cierge pascal déplore tant de laideur inutile, et qu’un prophète villageois rende ses oracles au fond d’une boîte de sapin; mais ü considère toutefois avec curiosité le grillage de bois derrière lequel il imagine le calme visage du vieux prêtre, souriant, attentif, les yeux clos, la main levée pour bénir. Qu’il l’aime mieux ainsi que tout sanglant, là-haut, face à la muraille nue, le fouet à la main, dans son cruel délire! «Les plus doux rêveurs, pense-t-il, ont sans doute besoin de ces secousses un peu vives qui raniment dans leur cerveau les images défaillantes. Ce que d’autres demandent à la morphine ou à l’opium, celui-ci l’obtient des morsures d’une lanière sur son dos et ses flancs.»
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