«Il voit le rivage. Les matelots s’occupent de mettre à l’eau les carènes innombrables. On les traîne et on va les pousser jusqu’au large pour éviter la hache des récifs de la côte. La flotte grecque partira ce soir, puisqu’on ne peut naviguer que sous les étoiles, et elle appareille, tandis que le matin brille sur l’azur de la mer.»
Après cette contemplation de soleil, l’homme baissa son front dégradé.
– J’ai la vision d’une étendue d’eau. Je vois de près cette eau, ces flots qui, dans un silence absolu, clapotent, gris et argentés, sous une lumière étrange. Pourquoi cet infini silence? Ils sont sur une autre planète, éloignée de je ne sais combien de centaines de siècles.
* * *
Je regarde ce qu’il dit, et je le regarde, lui: le spectacle qui n’est pas, et l’homme qui dans l’ombre n’est presque plus. L’évocation, l’évocateur… Je pense à cette différence indicible de grandeur qu’il y a, entre celui qui pense et ce qu’il pense. Sa figure est une menue tache disputée, effacée, au commencement du déploiement des pays et des époques.
Et d’autres souvenirs, et d’autres encore, amoncelés, se pressent. On le sent assailli par un monde; en butte à trop de souvenirs: ceux qu’il a bégayés, et ceux qu’il n’a point le loisir ou le pouvoir de dire. Il ne peut se débarrasser de cette grandeur lumineuse qui est en lui.
Il a rejeté sa figure en arrière; il a clos sans doute ses paupières… Et ses souvenirs, je les compte et je les mesure, à l’expression de souffrance que donne un visage qui se laisse ainsi regarder.
Maintenant lui qui, tout à l’heure, s’extasiait, se plaint:
– Je me souviens… Je me souviens… Mon cœur n’a pas pitié de moi.
«Ah! gémit-il tout de suite après, avec un geste de résignation, on ne peut pas dire adieu à tout.»
Elle est là, et elle n’y peut rien, bien qu’adorée. Elle ne peut rien à cet adieu infini qui remplit les derniers regards d’un homme. Elle est là seulement, de toute sa beauté, de tout son sourire… Et la surhumaine vision se double en vain de regret, de remords, de convoitise. Il ne veut pas que ce soit fini. Ce qu’il évoque, il l’appelle, il voudrait le reprendre. Il aime son passé.
Inexorable, immobile, le passé a la forme d’une divinité – car pour les croyants comme pour les négateurs, la grande forme de Dieu est de se laisser supplier.
* * *
La femme enceinte était partie. Je l’avais vue se faufiler, gagner la porte, tendrement, avec des précautions maternelles envers elle-même.
Ils restèrent tous les deux… Le soir avait une réalité saisissante: il semblait vivre, être enraciné et tenir sa place. Jamais la chambre n’en avait été aussi pleine.
Il dit: «Encore un jour qui se termine.»
Et comme continuant sa pensée:
– Il faut, ajouta-t-il, tout préparer pour le mariage.
– Michel! fit la jeune femme instinctivement, comme si elle ne pouvait contenir ce nom.
– Michel ne nous en voudra pas, répondit l’homme. Il sait que vous l’aimez, Anna. Il ne s’alarmera pas de la formalité, pure et simple – le parleur insista, en souriant pour se consoler, sur ces mots – d’un mariage in extremis .
L’ombre les présentait doucement, uniquement l’un à l’autre, les tenait ensemble. Ils se considérèrent.
Lui était sec, brûlant; ses paroles résonnaient du creux de sa vie; elle, blanche et large, elle vibrait grassement, lumineusement.
Les yeux sur elle, il faisait un visible effort comme s’il n’osait pas l’atteindre avec une parole. Puis, il se laissa aller.
– Je vous aime tant, dit-il simplement.
– Ah! dit-elle, vous ne mourrez pas!
– Comme vous fûtes bonne, répondit-il, d’avoir daigné être si longtemps ma sœur!
– Tout ce que vous avez fait pour moi, vous! fit-elle en joignant les mains et en inclinant vers lui son buste magnifique, comme si elle se prosternait.
On entendait qu’ils se parlaient à cœur ouvert. Quelle chose admirable que se parler à cœur ouvert, sans réticence, sans l’ignorance honteuse et coupable de ce qu’on dit, et d’aller droitement l’un à l’autre; c’est presque un miracle de rayonnement, de paix et d’existence.
Il se taisait. Il avait fermé les yeux, quoique continuant à la voir. Il les rouvrit sur elle.
– Vous êtes mon ange qui ne m’aimez pas.
En disant cela sa figure s’obscurcit. Ce simple spectacle m’accabla: l’infini du cœur qui participe à la nature: sa figure s’obscurcit.
Je voyais de quel amour il s’élevait vers elle. Elle le savait; il y avait dans ses paroles, dans son maintien près de lui, une immense douceur qui, minutieusement, le savait. Elle ne l’encourageait pas, ne lui mentait pas, mais chaque fois qu’elle le pouvait, par un mot, par un geste tendu ou par quelque beau silence, elle essayait de le consoler un peu d’elle-même, du mal qu’elle lui faisait avec sa présence, avec son absence.
Il prononça, après l’avoir encore une fois contemplée, tandis que l’ombre le rapprochait encore d’elle malgré lui:
– Vous êtes la triste confidente de mon amour pour vous.
Il reparla du mariage. Puisque toutes les mesures étaient prises, que ne l’accomplissait-on tout de suite?
– Ma fortune, mon nom, Anna, le contact pur qui, de moi, restera sur vous, quand… quand j’aurai été un passant.
Il voulait répandre de sa main le bienfait durable dans le vague avenir, la caresse trop légère, hélas, comme une bénédiction. Pour le présent, il n’aspirait même qu’à la faible et fictive union de ce mot: le mariage.
– Pourquoi parler de cela…
Elle ne répondait pas directement, prise d’une répugnance presque insurmontable, à cause sans doute de cet amour qu’elle avait au cœur et que son interlocuteur avait avoué pour elle. Bien qu’elle eût consenti en principe et laissé faire – puisque les formalités étaient remplies – elle n’avait jamais répondu nettement à cette supplication qui, chaque fois qu’ils étaient seuls, allait de lui à elle comme un regard.
Mais, ce soir, n’était-elle pas au bord du consentement, de la décision qu’elle prendrait malgré l’intérêt matériel qu’elle pourrait y trouver, qu’elle prendrait dans son âme si blanche et qu’on connaissait vite – pour se soumettre à lui, et lui permettre le pauvre rapprochement?
– Dites? murmura-t-il.
Nous regardâmes sa bouche… Elle souriait presque déjà, cette bouche suppliée comme un autel, comme la figure d’une divinité, précieuse des espérances qui s’épanchaient vers elle seule, en même temps que toutes les beautés du soir.
Le moribond, sentant venir l’acceptation, murmura:
– J’aime la vie…
Il secoua la tête:
– J’ai si peu de temps qui me reste, si peu de temps à moi, que je voudrais ne plus dormir la nuit.
Puis il se tut pour l’entendre.
Elle a dit: oui, et touché de sa main – à peine – la main du vieillard.
Et malgré moi, mon attention impitoyable s’est aperçue que ce geste était empreint d’une solennité théâtrale, d’une grandeur consciente d’elle-même. Même loyal et chaste, sans arrière-pensée, le sacrifice porte un orgueil glorificateur que je vois, moi qui vois tout.
* * *
Dans l’hôtel, on ne parle que des étrangers. Ils occupent trois chambres, ont un nombre considérable de bagages, et l’homme est, paraît-il, fort riche, quoique de goûts très simples. Ils resteront à Paris jusqu’à la délivrance de la jeune femme, qui sera mère dans un mois, et qui doit faire ses couches dans une maison de santé du quartier. Mais l’homme est, dit-on, très malade. M meLemercier en est extrêmement ennuyée. Elle appréhende qu’il ne meure dans sa maison… Elle en est honteuse d’avance. La location s’est faite par correspondance, sinon elle n’aurait pas reçu ces gens – malgré la réclame que lui fait leur fortune. Elle espère qu’il durera assez pour pouvoir repartir; mais quand on la rencontre, elle a l’air préoccupé.
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