– Pourquoi, pourquoi!
* * *
– Notre oasis, – reprit-elle, pour l’assister dans son œuvre de souvenirs, ou bien parce qu’elle-même partageait le vertige de revivre – c’était, dans votre château de Kief, le coin des tilleuls et des acacias.
«Tout un côté de la pelouse est toujours jonché de fleurs en été et de feuilles en hiver.
– C’est là, dit-il, que je vois encore mon père. Il avait l’air bon. Il était revêtu d’un gros manteau de drap pelucheux, et portait une toque de feutre rabattue sur les oreilles. Il avait une grande barbe blanche, et ses yeux pleuraient un peu, à cause du froid.
Il revint à son idée:
– Pourquoi gardé-je de mon père ce souvenir plutôt que tel autre? Quel signe extraordinaire me le désigne seul? Je ne sais, mais c’est là l’image de lui. C’est ainsi qu’il dure en moi, c’est ainsi qu’il n’est pas mort.
Puis il trembla presque en disant:
– J’aime Bakou. Je ne reverrai plus ce pays. Près des puits de pétrole, ce grand paysage gris, démesuré. De la boue, des flaques d’huile très sombres et irisées. Un vaste ciel, dépouillé d’azur. Des chemins interminables où les ornières brillent comme des rails. Les bâtiments noirs et luisants comme les hommes. L’odeur du pétrole; partout, jusque sur les fleurs, l’éternelle odeur de la mer souterraine.
«Je ne reverrai plus ce pays. D’ailleurs je n’y connais plus personne. L’année dernière le vieil avare Borine était encore là à amasser et à compter son argent.
– Quand il a senti venir la mort, dit la jeune femme, il a dit: «Je vais être ruiné.»
Le jour baissait. La femme paraissait de plus en plus visible parmi les autres, et de plus en plus belle.
– Il avait, lui aussi, une grande bonté sur les traits. Pourquoi les avares, qui aiment une chose d’amour, n’auraient-ils pas l’air bon?
Un léger frisson secoua les épaules du malade.
– Fermez la fenêtre, je vous prie, dit-il. J’ai froid.
Quand on l’eut fermée, du silence tomba. Elle dit:
– J’ai reçu une lettre de Catherine de Berg.
– Toujours la même?
– Oui: elle se meurt de regret. Elle a beau aller de pays en pays – elle était la semaine dernière aux îles Baléares – elle traîne partout, comme une sorte de paresse, son veuvage inconsolable. Quelle force il faut pour être ainsi inconsolable! Elle combat sa jeunesse et sa beauté. Elle ne voyage pas pour atténuer son deuil, mais pour l’augmenter, le mettre partout dans le monde. En réalité, elle ne veut aucune distraction. Cela la désole quand, par une revanche de la vie, elle oublie un instant. Un jour, je l’ai vue pleurer parce qu’elle avait ri. Et pourtant, son chagrin est calme à voir, aussi calme que sa grâce sur sa figure.
Je voyais la silhouette de l’homme sur les rideaux blafards – dos courbé, tête hochante, cou maigre. Il leva les mains.
– La vraie douleur reste en nous, fit-il. Ce n’est presque rien à voir et à entendre. Mais elle arrête facilement tout, même la vie. La vraie douleur revêt les formes grandioses de l’ennui.
Avec des mouvements presque maladroits, il tira un étui de cigarettes de sa poche.
Il alluma une cigarette. Je perçus, tant que la vive petite lueur s’y plaqua comme un masque éclatant, ses traits ravagés. Puis il fuma dans le demi-jour, et l’on ne distinguait que la cigarette enflammée, remuée par un bras aussi vague, aussi léger que la fumée qu’elle exhalait. Quand il portait la cigarette à sa bouche, je voyais la lumière de son souffle dont tout à l’heure, dans la fraîcheur de l’espace, j’avais vu la brume.
… Ce n’était pas du tabac qu’il fumait: une odeur pharmaceutique m’écœura.
Il tendit la main, mollement, vers la fenêtre fermée, – modeste avec ses petits rideaux à moitié relevés.
– Regardez… C’est Bénarès et Hallihabad… Incendie d’or rouge dans le gris, scintillement d’êtres humains étranges. Ce ne sont pas des êtres, ce sont des statues de dieux, sous le ciel violet du soir. Ils bougent… Non… Si. C’est une cérémonie somptueuse où se noient des tiares, des insignes et des ornements de femmes… Au bord, le grand prêtre, avec sa complexe coiffure étagée, et ses mains contournées – vague pagode, architecture, époque, race. Comme nous sommes différents de ces créatures… Qui a raison?
Maintenant, il élargit le cercle du passé. Il a l’air de le faire en un pesant et puissant effort, comme s’il élargissait un cercle d’enfer et de supplication.
– Les voyages: tous ces lieux qu’on quitte! Tout cela est inutile. Les voyages n’agrandissent pas; pourquoi s’agrandirait-on avec les pas qu’on fait? Du reste, a-t-on le temps de déposer le fardeau de son âme pour voir vraiment ce à côté de quoi on passe? Et alors même… Les voyageurs ne connaîtraient qu’un point de la surface du moment présent; on ne voyage pas dans le passé. Tout a été. J’ai pensé cette nuit, alors que le souvenir des falaises, des landes et des forêts galloises me hantait, aux chevaliers de la Table ronde. Le roi Arthur; ses compagnons… Il m’a semblé être non loin d’eux et m’avancer. Je n’en voyais qu’un, étrangement casqué; son œil couleur d’émeraude m’a regardé et m’a glacé. Les autres étaient estompés, des fantômes. La table de pierre est ronde dans la clairière automnale (le gris de la brume se mêle au voile roussâtre de la forêt). La table est ronde, afin que, lorsqu’ils se tiennent autour, debout, il n’y ait pas préséance de l’un d’eux. C’est comme une meule gigantesque. Elle est très blanche. Les angles sont très nets. Il n’y a pas très longtemps qu’elle a été taillée; elle est neuve.
«… Mille ans!… Deux mille, trois mille ans, et le rivage de Troie…
«Vous rappelez-vous, Anna, cette ligne d’or au large de laquelle nous croisâmes?
«Le héros grec marche sur le sable légèrement mordoré par l’aurore. Je vois l’empreinte large, bien régulière, et solidement posée, qu’il trace sur le sable. Sur le bord de chacune de ces empreintes, après son passage, un peu de sable d’or s’écroule. La mer se meurt auprès de lui. Je vois la trace – un fin bourrelet écumeux – que la dernière vague vient de laisser sur le sable mouillé, plus foncé que celui où il marche. Un caillou a grincé sous le bronze des chaussures et a roulé. J’entends le bruit de ses pas. Songez à cela, Anna: ses pas, le bruit de ses pas anéanti depuis tant de milliers d’années. Songez au coup d’aile qu’il faut pour s’approcher de cela; ces pas dont il ne restait, le jour d’après, aucune trace, et qui sont pourtant. Où sont-ils, où sont-ils? Ils sont en nous, puisque nous les voyons. Le temps n’est pas le temps; l’espace n’est pas l’espace.»
Un silence s’étendit sur l’admirable phrase, sur ce mystère de lucidité. La femme ne se sentit pas capable d’interrompre le silence où planait une vérité que, sans doute, elle n’atteignait pas.
– Son glaive a choqué un rocher, et on entend le retentissement vibrant de la lame dans le fourreau. Sa forte main, pour gravir un escarpement, a saisi le jeune tronc d’un pin d’où quelques aiguilles sèches sont tombées sur son départ. Qu’est-ce qui court dans le bois de pins, à côté? Une bête, un chien; le chien de cet homme. Il rapporte dans sa gueule un objet: une ceinture de cuir durcie et racornie par le sel et le vent, une ceinture troyenne, reste déjà à demi anéanti du carnage que dans des centaines et des centaines d’années chantera Homère.
«Le guerrier est arrivé sur un promontoire. Il a tendu la tête et dirigé ses regards sur la mer. Le nez est droit et fin; la ligne du front tombe, nette, du fer du casque; l’arcade sourcilière est curieusement avançante; les cils battent sur l’œil étincelant; mais c’est surtout sa main que j’examine, à moitié fermée, les ongles courts, le dos et les doigts d’une couleur brûlée tirant sur le rouge, comme sculptés dans la brique, les ongles bombés, cailloux incrustés.
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