Émile Zola - Au Bonheur Des Dames

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Les Rougon-Macquart: histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire. XI (1883)
Denise arrive à Paris avec ses deux frères, Jean et Pépé. Un grand magasin Au bonheur des dames s'installe en face de la boutique de leur oncle. L'état empirant des affaires de l'oncle contraint Denise à travailler au bonheur des dames. Ses collègues de travail et les clientes ne sont pas tendres envers la pauvre provinciale…
Un compte rendu fascinant du phénomène des grands magasins et des terribles conditions de travail de l'époque…

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– Hein? Vigouroux, rendez-moi ce service… Vous voyez, je retire le bouton… Si quelqu'un venait, vous diriez de repasser. Mais que ça ne vous dérange pas, il ne viendra personne.

Puis, il resta debout au bord du trottoir, attendant comme les autres. Denise, gênée, avait jeté un coup d'œil sur la boutique. Maintenant, il l'abandonnait, on ne voyait plus, à l'étalage, qu'une débandade pitoyable de parapluies mangés par l'air et de cannes noires de gaz. Les embellissements qu'il y avait faits, les peintures vert tendre, les glaces, l'enseigne dorée, tout craquait, se salissait déjà, offrait cette décrépitude rapide et lamentable du faux luxe, badigeonné sur des ruines. Pourtant, si les anciennes crevasses reparaissaient, si les taches d'humidité avaient repoussé sous les dorures, la maison tenait toujours, entêtée, collée au flanc du Bonheur des Dames, comme une verrue déshonorante, qui, bien que gercée et pourrie, refusait d'en tomber.

– Ah! les misérables, gronda Bourras, ils ne veulent même pas qu'on l'emporte!

Le corbillard, qui arrivait enfin, venait d'être accroché par une voiture du Bonheur, dont les panneaux vernis filaient, jetant dans la brume leur rayonnement d'astre, au trot rapide de deux chevaux superbes. Et le vieux marchand lançait vers Denise un coup d'œil oblique, allumé sous la broussaille de ses sourcils.

Lentement, le convoi s'ébranla, pataugeant au milieu des flaques, dans le silence des fiacres et des omnibus brusquement arrêtés. Lorsque le corps drapé de blanc traversa la place Gaillon, les regards sombres du cortège plongèrent une fois encore derrière les glaces du grand magasin, où seules deux vendeuses accourues regardaient, heureuses de cette distraction. Baudu suivait le corbillard, d'un pas lourd et machinal; et il avait refusé d'un signe le bras de Jean, qui marchait près de lui. Puis, après la queue du monde, venaient trois voitures de deuil. Comme on coupait la rue Neuve-des-Petits-Champs, Robineau accourut se joindre au cortège, très pâle, l'air vieilli.

À Saint-Roch, beaucoup de femmes attendaient, les petites commerçantes du quartier, qui avaient redouté l'encombrement de la maison mortuaire. La manifestation tournait à l'émeute; et, lorsque, après le service, le convoi se remit en marche, tous les hommes suivirent de nouveau, bien qu'il y eût une longue course, de la rue Saint-Honoré au cimetière Montmartre. On dut remonter la rue Saint-Roch et passer une seconde fois devant le Bonheur des Dames. C'était une obsession, ce pauvre corps de jeune fille était promené autour du grand magasin, comme la première victime tombée sous les balles, en temps de révolution. À la porte, des flanelles rouges claquaient au vent ainsi que des drapeaux, un étalage de tapis éclatait en une floraison saignante d'énormes roses et de pivoines épanouies.

Denise, cependant, était montée dans une voiture, agitée de doutes si cuisants, la poitrine serrée d'une telle tristesse, qu'elle n'avait plus la force de marcher. Il y eut justement un arrêt rue du Dix-Décembre, devant les échafaudages de la nouvelle façade, qui gênait toujours la circulation. Et la jeune fille remarqua le vieux Bourras, resté en arrière, traînant la jambe, dans les roues mêmes de la voiture où elle se trouvait seule. Jamais il n'arriverait au cimetière. Il avait levé la tête, il la regardait. Puis, il monta.

– Ce sont mes sacrés genoux, murmurait-il. Ne vous reculez donc pas!… Est-ce que c'est vous qu'on déteste!

Elle le sentit amical et furieux, comme autrefois. Il grondait, déclarait ce diable de Baudu joliment solide, pour aller quand même, après de tels coups sur le crâne. Le convoi avait repris sa marche lente; et, en se penchant, elle voyait en effet l'oncle s'entêter derrière le corbillard, de son pas alourdi, qui semblait régler le train sourd et pénible du cortège. Alors, elle s'abandonna dans son coin, elle écouta les paroles sans fin du vieux marchand de parapluies, au long bercement mélancolique de la voiture.

– Si la police ne devrait pas débarrasser la voie publique!… Il y a plus de dix-huit mois qu'ils nous encombrent, avec leur façade, où un homme s'est encore tué l'autre jour. N'importe! lorsqu'ils voudront s'agrandir désormais, il leur faudra jeter des ponts par-dessus les rues… On dit que vous êtes deux mille sept cents employés et que le chiffre d'affaires atteindra cent millions cette année… Cent millions! mon Dieu! cent millions!

Denise n'avait rien à répondre. Le convoi venait de s'engager dans la rue de la Chaussée-d 'Antin, où des embarras de voitures l'attardaient. Bourras continua, les yeux vagues, comme s'il eût maintenant rêvé tout haut. Il ne comprenait toujours pas le triomphe du Bonheur des Dames, mais il avouait la défaite de l'ancien commerce.

– Ce pauvre Robineau est fichu, il a une figure d'homme qui se noie… Et les Bédoré, et les Vanpouille, ça ne tient plus debout, c'est comme moi, les jambes cassées. Deslignières crèvera d'un coup de sang, Piot et Rivoire ont eu la jaunisse. Ah! nous sommes tous jolis, un beau cortège de carcasses que nous faisons à la chère enfant! Ça doit être drôle, pour les gens qui regardent défiler cette queue de faillites… D'ailleurs, il paraît que le nettoyage va continuer. Les coquins créent des rayons de fleurs, de modes, de parfumerie, de cordonnerie, que sais-je encore? Grognet, le parfumeur de la rue de Grammont, peut déménager, et je ne donnerais pas dix francs de la cordonnerie Naud, rue d'Antin. Le choléra souffle jusqu'à la rue Sainte-Anne, où Lacassagne, qui tient les plumes et les fleurs, et Mme Chadeuil, dont les chapeaux sont pourtant connus, seront balayés avant deux ans… Après ceux-là, d'autres, et toujours d'autres! Tous les commerces du quartier y passeront. Quand des calicots se mettent à vendre des savons et des galoches, ils peuvent bien avoir l'ambition de vendre des pommes de terre frites. Ma parole, la terre se détraque!

Le corbillard traversait alors la place de la Trinité, et, du coin de la sombre voiture, où Denise écoutait la plainte continue du vieux marchand, bercée au train funèbre du convoi, elle put voir, en débouchant de la rue de la Chaussée-d 'Antin, le corps qui montait déjà la pente de la rue Blanche. Derrière l'oncle, à la marche aveugle et muette de bœuf assommé, il lui semblait entendre le piétinement d'un troupeau conduit à l'abattoir, toute la déconfiture des boutiques d'un quartier, le petit commerce traînant sa ruine, avec un bruit mouillé de savates, dans la boue noire de Paris. Cependant, Bourras parlait d'une voix plus sourde, comme ralentie par la montée rude de la rue Blanche.

– Moi, j'ai mon compte… Mais je le tiens tout de même et je ne le lâche pas. Il a encore perdu en appel. Ah! ça m'a coûté bon: près de deux ans de procès, et les avoués, et les avocats! N'importe, il ne passera pas sous ma boutique, les juges ont décidé qu'un tel travail n'avait point le caractère d'une réparation motivée. Quand on pense qu'il parlait de créer, là-dessous, un salon de lumières, pour juger la couleur des étoffes au gaz, une pièce souterraine qui aurait relié la bonneterie à la draperie! Et il ne dérange plus, il ne peut avaler qu'un vieux démoli de mon espèce lui barre la route, quand tout le monde est à genoux devant son argent… Jamais! je ne veux pas! c'est bien entendu. Possible que je reste sur le carreau. Depuis que j'ai à me battre contre les huissiers, je sais que le gredin recherche mes créances, histoire sans doute de me jouer un vilain tour. Ça ne fait rien, il dit oui, je dis non, et je dirai non toujours; tonnerre de Dieu! même lorsque je serai cloué entre quatre planches, comme la petite qui s'en va, là-bas.

Quand on arriva au boulevard de Clichy, la voiture roula plus vite, on entendit l'essoufflement du monde, la hâte inconsciente du cortège, pressé d'en finir. Ce que Bourras ne disait pas nettement, c'était la misère noire où il était tombé, la tête perdue dans les tracas du petit boutiquier qui sombre et qui s'entête pour durer, sous la grêle des protêts. Denise, au courant de sa situation, rompit enfin le silence, en murmurant d'une voix de prière:

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