– Oh! ta grosse frimousse!… tes grosses mains!… tes gros yeux!…
Le soir, après un dîner silencieux, je pus réfléchir. L’idée m’était venue tout de suite, et maintenant elle se fortifiait en moi, que Joseph n’était pas étranger à ce hardi pillage. Je voulus même espérer qu’entre son voyage à Cherbourg et la préparation de ce coup de main audacieux et incomparablement exécuté, il y eût un lien évident. Et je me souvenais de cette réponse qu’il m’avait faite, la veille de son départ:
– Ça dépend… d’une affaire très importante…
Quoiqu’il s’efforçât de paraître naturel, je percevais dans ses gestes, dans son attitude, dans son silence, une gêne inhabituelle… visible pour moi seule…
Ce pressentiment, je n’essayai pas de le repousser, tant il me satisfaisait. Au contraire, je m’y complus avec une joie intense… Marianne, nous ayant laissés seuls un moment dans la cuisine, je m’approchai de Joseph, et câline, tendre, émue d’une émotion inexprimable, je lui demandai:
– Dites-moi, Joseph, que c’est vous qui avez violé la petite Claire dans le bois… Dites-moi que… c’est vous qui avez volé l’argenterie de Madame…
Surpris, hébété de cette question, Joseph me regarda… Puis, tout d’un coup sans me répondre, il m’attira vers lui et faisant ployer ma nuque sous un baiser, fort comme un coup de massue, il me dit:
– Ne parle pas de ça… puisque tu viendras là-bas avec moi, dans le petit café… et puisque nos deux âmes sont pareilles!…
Je me souvins avoir vu, dans un petit salon, chez la comtesse Fardin, une sorte d’idole hindoue, d’une grande beauté horrible et meurtrière… Joseph, à ce moment, lui ressemblait…
Les jours passèrent, et les mois… Naturellement, les magistrats ne purent rien découvrir et ils abandonnèrent l’instruction, définitivement… Leur opinion était que le coup avait été exécuté par d’experts cambrioleurs de Paris… Paris a bon dos. Et allez donc chercher dans le tas!…
Ce résultat négatif indigna Madame. Elle débina violemment la magistrature, qui ne pouvait lui rendre son argenterie. Mais elle ne renonça pas pour cela à l’espoir de retrouver «l’huilier de Louis XVI», comme disait Joseph. Elle avait chaque jour des combinaisons nouvelles et biscornues, qu’elle transmettait aux magistrats, lesquels, fatigués de ces billevesées, ne lui répondaient même plus… Je fus enfin rassurée sur le compte de Joseph… car je redoutais toujours une catastrophe pour lui…
Joseph était redevenu silencieux et dévoué, le serviteur familial, la perle rare. Je ne puis m’empêcher de pouffer au souvenir d’une conversation que, la journée même du vol, je surpris derrière la porte du salon, entre Madame et le procureur de la République, un petit sec, à lèvres minces, à teint bilieux, et dont le profil était coupant, comme une lame de sabre.
– Vous ne soupçonnez personne parmi vos gens? demanda le procureur… Votre cocher?
– Joseph! s’écria Madame scandalisée… un homme qui nous est si dévoué… qui depuis plus de quinze ans est à notre service!… la probité même, Monsieur le procureur… une perle!… il se jetterait au feu pour nous…
Soucieuse, le front plissé, elle réfléchit.
– Il n’y aurait que cette fille, la femme de chambre. Je ne la connais pas, moi, cette fille. Elle a peut-être de très mauvaises relations à Paris… elle écrit souvent à Paris… Plusieurs fois je l’ai surprise, en train de boire le vin de la table et de manger nos pruneaux… Quand on boit le vin de ses maîtres… on est capable de tout…
Et elle murmura:
– On ne devrait jamais prendre de domestiques à Paris… Elle est singulière, en effet.
Non, mais voyez-vous cette chipie?…
C’est bien ça, les gens méfiants… Ils se méfient de tout le monde, sauf de celui qui les vole, naturellement. Car j’étais de plus en plus convaincue que Joseph avait été l’âme de cette affaire. Depuis longtemps je l’avais surveillé, non par un sentiment hostile, vous pensez bien, mais par curiosité, et j’avais la certitude que ce fidèle et dévoué serviteur, cette perle unique, chapardait tout ce qu’il pouvait dans la maison. Il dérobait de l’avoine, du charbon, des œufs, de menues choses susceptibles d’être revendues, sans qu’il fût possible d’en connaître l’origine. Et son ami le sacristain ne venait pas le soir, dans la sellerie, pour rien, et pour y discuter seulement sur les bienfaits de l’antisémitisme. En homme avisé, patient, prudent, méthodique, Joseph n’ignorait pas que les petits larcins quotidiens font les gros comptes annuels, et je suis persuadée que, de cette façon, il triplait, quadruplait ses gages, ce qui n’est jamais à dédaigner. Je sais bien qu’il y a une différence entre de si menus vols et un pillage audacieux comme fut celui de la nuit du 24 décembre… Cela prouve qu’il aimait aussi à travailler dans le grand… Qui me dit que Joseph n’était pas alors affilié à une bande?… Ah! comme j’aurais voulu et comme je voudrais encore savoir tout cela!
Depuis le soir où son baiser me fut comme un aveu du crime, où sa confiance alla vers moi avec la poussée d’un rut, Joseph nia. J’eus beau le tourner, le retourner, lui tendre des pièges, l’envelopper de paroles douces et de caresses, il ne se démentit plus… Et il entra dans la folie d’espoir de Madame. Lui aussi combina des plans, reconstitua tous les détails du vol; et il battit les chiens qui n’aboyèrent pas, et il menaça de son poing les voleurs inconnus, les chimériques voleurs comme s’il les voyait fuir à l’horizon. Je ne savais plus à quoi m’en tenir sur le compte de cet impénétrable bonhomme… Un jour, je croyais à son crime, un autre jour à son innocence. Et c’était horriblement agaçant.
Comme autrefois, nous nous retrouvions, le soir, à la sellerie:
– Eh bien, Joseph?…
– Ah! vous voilà, Célestine!
– Pourquoi ne me parlez-vous plus?… Vous avez l’air de me fuir…
– Vous fuir?… moi…? Ah! bon Dieu!…
– Oui… depuis cette fameuse matinée…
– Parlez point de ça, Célestine… Vous avez de trop mauvaises idées.
Et triste, il dodelinait de la tête.
– Voyons, Joseph… vous savez bien que c’est pour rire. Est-ce que je vous aimerais si vous aviez commis un tel crime?… Mon petit Joseph…
– Oui, oui… vous êtes une enjôleuse… C’est pas bien…
– Et quand partons-nous?… Je ne puis plus vivre ici.
– Pas tout de suite… Il faut encore attendre…
– Mais pourquoi?
– Parce que… ça se peut pas… tout de suite…
Un peu piquée, sur un ton de légère fâcherie, je disais:
– Ça n’est pas gentil!… Et vous n’êtes guère pressé de m’avoir…
– Moi? s’écriait Joseph, avec d’ardentes grimaces… Si c’est Dieu possible!… Mais, j’en bous… j’en bous!…
– Eh bien alors, partons…
Et il s’obstinait, sans jamais s’expliquer davantage…
– Non… non… ça ne se peut pas encore…
Tout naturellement, je songeais:
– C’est juste, après tout… S’il a volé l’argenterie, il ne peut pas s’en aller maintenant, ni s’établir… On aurait des soupçons peut-être. Il faut que le temps passe et que l’oubli se fasse sur cette mystérieuse affaire…
Un autre soir, je proposai:
– Écoutez, mon petit Joseph, il y aurait un moyen de partir d’ici… il faudrait avoir une discussion avec Madame et l’obliger à nous mettre à la porte tous les deux…
Mais il protesta vivement:
– Non, non… fit-il… Pas de ça, Célestine. Ah! mais non… Moi, j’aime mes maîtres… Ce sont de bons maîtres… Il faut bien quitter d’avec eux… Il faut partir d’ici comme de braves gens… des gens sérieux, quoi… Il faut que les maîtres nous regrettent et qu’ils soient embêtés… et qu’ils pleurent de nous voir partir…
Читать дальше