Je dois dire qu’une réflexion que je fis transforma subitement en gaîté rigoleuse, en contentement gamin, cette grave, atroce et puissante jouissance du crime, laquelle succédait au mouvement de pitié qui, tout d’abord, avait alarmé mon cœur, bien mal à propos… Je pensai:
– Voici deux êtres qui vivent comme des taupes, comme des larves… Ainsi que des prisonniers volontaires, ils se sont volontairement enfermés dans la geôle de ces murs inhospitaliers… Tout ce qui fait la joie de la vie, le sourire de la maison, ils le suppriment comme du superflu. Ce qui pourrait être l’excuse de leur richesse, le pardon de leur inutilité humaine, ils s’en gardent comme d’une saleté. Ils ne laissent rien tomber de leur parcimonieuse table sur la faim des pauvres, rien tomber de leur cœur sec sur la douleur des souffrants. Ils économisent même sur le bonheur, leur bonheur à eux. Et je les plaindrais?… Ah! non… Ce qui leur arrive, c’est la justice. En les dépouillant d’une partie de leurs biens, en donnant de l’air aux trésors enfouis, les bons voleurs ont rétabli l’équilibre… Ce que je regrette, c’est qu’ils n’aient pas laissé ces deux êtres malfaisants, totalement nus et misérables, plus dénués que le vagabond qui, tant de fois, mendia vainement à leur porte, plus malades que l’abandonné qui agonise sur la route, à deux pas de ces richesses cachées et maudites.
Cette idée que mes maîtres auraient pu, un bissac sur le dos, traîner leurs guenilles lamentables et leurs pieds saignants par la détresse des chemins, tendre la main au seuil implacable du mauvais riche, m’enchanta et me mit en gaîté. Mais la gaîté, je l’éprouvai plus directe et plus intense et plus haineuse, à considérer Madame, affalée près de ses caisses vides, plus morte que si elle eût été vraiment morte, car elle avait conscience de cette mort, et cette mort, on ne pouvait en concevoir une plus horrible, pour un être qui n’avait jamais rien aimé, rien que l’évaluation en argent de ces choses inévaluables que sont nos plaisirs, nos caprices, nos charités, notre amour, ce luxe divin des âmes… Cette douleur honteuse, ce crapuleux abattement, c’était aussi la revanche des humiliations, des duretés que j’avais subies, qui me venaient d’elle, à chaque parole sortant de sa bouche, à chaque regard tombant de ses yeux… J’en goûtai, pleinement, la jouissance délicieusement farouche. J’aurais voulu crier: «C’est bien fait… c’est bien fait!» Et surtout j’aurais voulu connaître ces admirables et sublimes voleurs, pour les remercier, au nom de tous les gueux… et pour les embrasser, comme des frères… Ô bons voleurs, chères figures de justice et de pitié, par quelle suite de sensations fortes et savoureuses vous m’avez fait passer!
Madame ne tarda pas à reprendre possession d’elle-même… Sa nature combattive, agressive, se réveilla soudain en toute sa violence.
– Et que fais-tu ici? dit-elle à Monsieur sur un ton de colère et de suprême dédain… Pourquoi es-tu ici?… Es-tu assez ridicule avec ta grosse face bouffie, et ta chemise qui passe?… Crois-tu que cela va nous rendre notre argenterie? Allons… secoue-toi… démène-toi un peu… tâche de comprendre. Va chercher les gendarmes, le juge de paix… Est-ce qu’ils ne devraient pas être ici depuis longtemps?… Ah! quel homme, mon Dieu!
Monsieur se disposait à sortir, courbant le dos. Elle l’interpella:
– Et comment se fait-il que tu n’aies rien entendu?… Ainsi, on déménage la maison… on force les portes, on brise les serrures, on éventre des murs et des caisses… Et tu n’entends rien?… À quoi es-tu bon, gros lourdaud?
Monsieur osa répondre:
– Mais toi non plus, mignonne, tu n’as rien entendu…
– Moi?… Ce n’est pas la même chose… N’est-ce pas l’affaire d’un homme?… Et puis tu m’agaces… Va-t-en.
Et tandis que Monsieur remontait pour s’habiller, Madame, tournant sa fureur contre nous, nous apostropha:
– Et vous?… Qu’est-ce que vous avez à me regarder, là, comme des paquets?… Ça vous est égal à vous, n’est-ce pas, qu’on dévalise vos maîtres?… Vous non plus, vous n’avez rien entendu?… Comme par hasard… C’est charmant d’avoir des domestiques pareils… Vous ne pensez qu’à manger et dormir… Tas de brutes!
Elle s’adressa directement à Joseph:
– Pourquoi les chiens n’ont-ils pas aboyé? Dites… pourquoi?
Cette question parut embarrasser Joseph, l’éclair d’une seconde. Mais il se remit vite…
– Je ne sais pas, moi, Madame, dit-il, du ton le plus naturel… Mais, c’est vrai… les chiens n’ont pas aboyé. Ah! ça, c’est curieux, par exemple!…
– Les aviez-vous lâchés?…
– Certainement que je les avais lâchés, comme tous les soirs… Ça c’est curieux!… Ah! mais, c’est curieux!… Faut croire que les voleurs connaissaient la maison… et les chiens.
– Enfin, Joseph, vous si dévoué, si ponctuel, d’habitude… pourquoi n’avez-vous rien entendu?
– Ça, c’est vrai… j’ai rien entendu… Et voilà qui est assez louche, aussi… Car je n’ai pas le sommeil dur, moi… Quand un chat traverse le jardin, je l’entends bien… C’est point naturel, tout de même… Et ces sacrés chiens, surtout… Ah! mais, ah! mais!…
Madame interrompit Joseph:
– Tenez! Laissez-moi tranquille… Vous êtes des brutes, tous, tous! Et Marianne?… Où est Marianne?… Pourquoi n’est-elle pas ici?… Elle dort comme une souche, sans doute.
Et sortant de l’office, elle appela dans l’escalier:
– Marianne!… Marianne!
Je regardai Joseph, qui regardait les caisses. Joseph était grave. Il y avait comme du mystère dans ses yeux…
Je ne tenterai point de décrire cette journée, tous les multiples incidents, toutes les folies de cette journée. Le procureur de la République, mandé par dépêche, vint l’après-midi et commença son enquête. Joseph, Marianne et moi, nous fûmes interrogés l’un après l’autre, les deux premiers pour la forme, moi, avec une insistance hostile qui me fut extrêmement désagréable. On visita ma chambre, on fouilla ma commode et mes malles. Ma correspondance fut épluchée minutieusement… Grâce à un hasard que je bénis, le manuscrit de mon journal échappa aux investigations policières. Quelques jours avant l’événement, je l’avais expédié à Cléclé, de qui j’avais reçu une lettre affectueuse. Sans quoi, les magistrats eussent peut-être trouvé dans ces pages le moyen d’accuser Joseph, ou du moins de le soupçonner… J’en tremble encore. Il va sans dire qu’on examina aussi les allées du jardin, les plates-bandes, les murs, les brèches des haies, la petite cour donnant sur la ruelle, afin de relever des traces de pas et d’escalades… Mais la terre était sèche et dure; il fut impossible d’y découvrir la moindre empreinte, le moindre indice. La grille, les murs, les brèches des haies gardaient jalousement leur secret. De même que pour l’affaire du viol, les gens du pays affluèrent, demandant à déposer. L’un avait vu un homme blond «qui ne lui revenait pas»; l’autre, un homme brun «qui avait l’air drôle». Bref, l’enquête demeura vaine. Nulle piste, nul soupçon…
– Il faut attendre, prononça avec mystère le procureur en partant, le soir. C’est peut-être la police de Paris qui nous mettra sur la voie des coupables…
Durant cette journée fatigante, au milieu des allées et venues, je n’eus guère le loisir de penser aux conséquences de ce drame qui, pour la première fois, mettait de l’animation, de la vie dans ce morne Prieuré. Madame ne nous laissait pas une minute de répit. Il fallait courir-ci… courir-là… sans raison, d’ailleurs, car Madame avait perdu un peu la tête… Quant à Marianne, il semblait qu’elle ne se fût aperçue de rien, et que rien ne fût arrivé de bouleversant dans la maison… Pareille à la triste Eugénie, elle suivait son idée, et son idée était bien loin de nos préoccupations. Lorsque Monsieur apparaissait dans la cuisine, elle devenait subitement comme ivre, et elle le regardait avec des yeux extasiés…
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