Christophe sentait bien ce qu’il fallait faire; mais il lui manquait un poète, il devait se suffire à lui-même, se restreindre à la seule musique. Et la musique, quoi qu’on dise, n’est pas une langue universelle: il faut l’arc des mots pour faire pénétrer la flèche des sons dans l’esprit de tous.
Christophe projetait d’écrire une suite de symphonies, inspirées de la vie quotidienne. Il concevait une Symphonie Domestique, à sa façon, qui n’était pas celle de Richard Strauss. Il n’y matérialisait pas en un tableau cinématographique la vie de famille, au moyen d’un alphabet conventionnel, où des thèmes musicaux expriment, par la volonté de l’auteur, des personnages divers. Jeu docte et enfantin de grand contrepointiste!… Il ne cherchait pas à décrire des personnages ou des actions, mais à dire des émotions, qui fussent connues de chacun, et où chacun pût trouver un écho de son âme propre. Le premier morceau exprimait le grave et naïf bonheur d’un jeune couple amoureux, sa tendre sensualité, sa confiance dans l’avenir. Le second morceau était une élégie sur la mort d’un enfant. Christophe avait fui avec dégoût toute recherche idéaliste dans l’expression de la douleur; les figures individuelles disparaissaient; il n’y avait qu’une grande misère, – la vôtre, la mienne, celle de tout homme, en face d’un malheur qui est ou qui peut être le lot de tous. L’âme atterrée par le deuil se relevait peu à peu, par un douloureux effort, pour offrir sa peine en sacrifice. Elle reprenait courageusement son chemin, dans le morceau suivant qui s’enchaînait au second, – une fugue volontaire, dont le dessin intrépide et le rythme obstiné finissaient par s’emparer de l’être, et menaient, au milieu des luttes et des larmes, à une marche puissante, pleine d’une foi indomptable. Le dernier morceau peignait le soir de la vie. Les thèmes du commencement reparaissaient avec leur confiance touchante et leur tendresse qui ne pouvait vieillir, mais plus mûrs, un peu meurtris, émergeant des ombres de la douleur, couronnés de lumière, et poussant vers le ciel, comme une riche floraison, un hymne de religieux amour à la vie infinie.
Christophe cherchait aussi dans les livres du passé de grands sujets simples et humains, parlant au cœur de tous. Il en choisissait deux: Joseph et Niobé . Mais là, Christophe se heurtait à la question périlleuse de l’union de la poésie et de la musique. Ses conversations avec Françoise le ramenaient aux projets, esquissés autrefois avec Corinne [7], d’une forme de drame musical tenant le milieu entre l’opéra récitatif et le drame parlé, – l’art de la parole libre unie à la musique libre, – art dont ne se doute presque aucun artiste d’aujourd’hui, et que nie la critique routinière, imbue de tradition wagnérienne. Œuvre neuve: car il ne s’agit pas de marcher dans les traces de Beethoven, de Weber, de Schumann, de Bizet, quoiqu’ils aient pratiqué le mélodrame avec génie; il ne s’agit pas de plaquer une déclamation quelconque sur une musique quelconque et de produire, coûte que coûte, avec des trémolos, de grossiers effets sur des publics grossiers; il s’agit de créer un genre nouveau, où des voix musicales se marient à des instruments apparentés à ces voix et mêlent discrètement à leurs stances harmonieuses l’écho des rêveries et des plaintes de la musique. Une telle forme ne saurait s’appliquer qu’à un ordre limité de sujets, à des moments de l’âme, intimes et recueillis, afin d’en évoquer le parfum poétique. Nul art qui doive être plus discret et plus aristocratique. Il est donc naturel qu’il ait peu de chances de fleurir dans une époque qui, en dépit des prétentions des artistes, sent la vulgarité foncière de parvenus.
Peut-être Christophe n’était-il pas mieux fait que les autres pour cet art; ses qualités mêmes, sa force plébéienne, y faisaient obstacle. Il ne pouvait que le concevoir, et en réaliser quelques ébauches avec l’aide de Françoise.
Il mit ainsi en musique des pages de la Bible, presque littéralement transcrites, – la scène immortelle où Joseph se fait reconnaître par ses frères, et, après tant d’épreuves, n’en pouvant plus d’émotion et de tendresse, murmure tout bas ces mots qui ont arraché des larmes au vieux Tolstoy:
«Je ne peux plus… Écoutez, je suis Joseph; mon père vit-il encore? Je suis votre frère, votre frère perdu… Je suis Joseph…»
*
Cette belle et libre union ne pouvait durer. Ils avaient ensemble des moments de plénitude puissante; mais ils étaient trop différents. Et tous deux, violents, se heurtaient fréquemment. Ces heurts n’étaient jamais vulgaires: car Christophe avait le respect de Françoise. Et Françoise, qui pouvait être cruelle, était bonne pour ceux qui étaient bons envers elle; pour rien au monde, elle n’eût voulu leur faire du mal. L’un et l’autre avaient d’ailleurs un fond de joyeuse humeur. Elle se moquait d’elle-même. Elle ne s’en rongeait pas moins: car l’ancienne passion la tenait toujours; elle continuait de penser au pleutre qu’elle aimait; elle ne pouvait supporter cet état humiliant, ni surtout que Christophe le soupçonnât.
Christophe, qui la voyait silencieuse et crispée s’absorber des jours entiers dans sa mélancolie, s’étonnait qu’elle ne fût pas heureuse. Elle était parvenue au but; elle était une grande artiste, admirée, adulée…
– Oui, disait-elle, si j’étais une de ces fameuses comédiennes, qui ont des âmes de boutiquières, et qui font du théâtre comme elles feraient des affaires. Celles-là sont contentes, quand elles ont «réalisé» une belle situation, un riche mariage bourgeois, et – le nec plus ultra – décroché la croix des braves. Moi, je voulais plus. Quand on n’est pas un sot, le succès paraît encore plus vide que l’insuccès. Tu dois bien le savoir!
– Je le sais, dit Christophe. Ah! Mon Dieu! ce n’était pas ainsi que je me figurais la gloire, lorsque j’étais enfant. De quelle ardeur je la désirais! Qu’elle me semblait lumineuse! Je l’adorais, de loin, comme quelque chose de religieux… N’importe! Il y a dans le succès une vertu divine: c’est le bien qu’il permet de faire.
– Quel bien? On est vainqueur. Mais à quoi bon? Rien n’est changé. Théâtres, concerts, tout est toujours le même. Ce n’est qu’une mode nouvelle, qui succède à une autre mode. Ils ne vous comprennent pas, ou seulement en courant; et déjà ils pensent à autre chose… Toi-même, comprends-tu les autres artistes? En tout cas, tu n’en es pas compris. Comme ils sont loin de toi, ceux que tu aimes le mieux! Souviens-toi de ton Tolstoy…
Christophe lui avait écrit; il s’était enthousiasmé pour ses livres; il voulait mettre en musique un de ses contes populaires, il lui en avait demandé l’autorisation, il lui avait envoyé ses lieder . Tolstoy n’avait pas répondu, pas plus que Gœthe à Schubert et à Berlioz, qui lui envoyaient leurs chefs-d’œuvre. Il s’était fait jouer la musique de Christophe; et elle l’avait irrité: il n’y comprenait rien. Il traitait Beethoven de décadent, et Shakespeare de charlatan. En revanche, il s’engouait de petits maîtres mignards, des musiques de clavecin qui charmaient le Roi-Perruque; et il regardait la Confession d’une femme de chambre comme un livre chrétien…
– Les grands hommes n’ont pas besoin de nous dit Christophe. C’est aux autres qu’il faut penser.
– Qui? Le public bourgeois, ces ombres qui vous masquent la vie? Jouer, écrire pour ces gens? Perdre sa vie pour eux! Quelle amertume!
– Bah! dit Christophe. Je les vois comme toi; et cela ne m’attriste pas. Ils ne sont pas si mauvais!
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