Elle devait avoir un peu moins de trente ans. Christophe avait entendu parler d’elle chez Gamache, avec une admiration brutale, comme d’une fille très libre, intelligente et hardie, d’une énergie de fer, brûlée d’ambition, mais âpre, fantasque, déroutante, violente, qui avait roulé très bas avant d’en arriver à sa gloire présente, et qui se vengeait, depuis.
Un jour que Christophe prenait le chemin de fer pour aller voir Philomèle à Meudon, en ouvrant la porte de son compartiment il trouva la comédienne installée. Elle semblait dans un état d’agitation, et de souffrance; l’apparition de Christophe lui fut désagréable. Elle lui tourna le dos, regardant obstinément la vitre opposée. Mais Christophe frappé de l’altération de ses traits, ne cessait de la fixer, avec une compassion naïve et gênante. Impatientée, elle lui lança un regard furieux, qu’il ne comprit pas. À la station suivante, elle descendit, et remonta dans une autre voiture. Alors seulement, il pensa – un peu tard – qu’il l’avait fait fuir; et il en fut mortifié.
Quelques jours après, à une station sur la même ligne, revenant à Paris, et attendant le train, il était assis sur l’unique banc du quai. Elle parut, et vint s’asseoir à côté de lui. Il voulut se lever. Elle dit:
– Restez.
Ils étaient seuls. Il s’excusa de l’avoir forcée à changer de compartiment, l’autre jour; il dit que s’il avait pu se douter qu’il la gênait, il serait descendu. Elle répondit, avec un sourire ironique:
– C’est vrai, vous étiez insupportable, avec votre insistance à me dévisager.
Il dit:
– Pardon; je ne pouvais pas m’empêcher… Vous aviez l’air de souffrir.
– Eh bien, et puis après? dit-elle.
– C’est plus fort que moi. Si vous voyiez quelqu’un se noyer, est-ce que vous ne lui tendriez pas la main?
– Moi? Pas du tout, dit-elle. Je lui enfoncerais la tête sous l’eau, pour que ce fût plus vite fini.
Elle dit cela, avec un mélange d’amertume et d’humour; et comme il la regardait, d’un air interdit, elle rit.
Le train arriva. Tout était plein, sauf la dernière voiture. Elle monta. L’employé les pressait. Christophe, qui ne tenait pas à renouveler la scène de l’autre jour, voulut chercher un autre compartiment. Elle lui dit:
– Montez.
Il entra. Elle dit:
– Aujourd’hui, cela m’est égal.
Ils causèrent. Avec un grand sérieux, Christophe cherchait à lui démontrer qu’il n’était pas permis de se désintéresser des autres, et qu’on pourrait se faire tant de bien mutuellement, en s’aidant, en se consolant…
– Les consolations, dit-elle, ça ne prend pas sur moi…
Et comme Christophe insistait;
– Oui, dit-elle encore, avec son sourire impertinent; consolateur, c’est un rôle avantageux pour celui qui le joue.
Il fut un moment avant de comprendre. Quand il comprit, quand il s’imagina qu’elle le soupçonnait de chercher son propre intérêt, alors qu’il ne pensait qu’à elle, il se leva indigné, ouvrit la portière, et voulut sortir, bien que le train fût en marche. Elle l’empêcha, non sans peine. Il se rassit furieux, et referma la portière, juste au moment où le train passait sous un tunnel.
– Voyez, dit-elle, vous auriez pu être tué.
– Je m’en fous.
Il ne voulait plus lui parler.
– Le monde est trop bête, dit-il. On se fait souffrir, on souffre; et quand on veut venir en aide à quelqu’un, il vous soupçonne. C’est dégoûtant. Tout ces gens-là ne sont pas humains.
Elle tâcha de le calmer, en riant. Elle lui posa sa main gantée sur la main; elle lui parla gentiment, en l’appelant par son nom.
– Comment, vous me connaissez? dit-il.
– Comme si tout le monde ne se connaissait pas à Paris! Vous êtes du bateau, vous aussi. Mais j’ai eu tort de vous parler comme j’ai fait. Vous êtes un bon garçon, vous, je vois ça. Allons, calmez-vous. Tope! Faisons la paix!
Ils se donnèrent la main, et causèrent amicalement. Elle dit:
– Ce n’est pas ma faute, voyez-vous. J’ai fait tant d’expériences avec les gens que cela m’a rendue défiante.
– Ils m’ont bien souvent déçu, moi aussi, dit Christophe. Mais je leur fais toujours crédit.
– Je vois bien, vous devez être né gobe-mouches.
Il se mit à rire:
– Oui, j’en ai avalé pas mal, dans ma vie; mais cela ne me gêne pas. J’ai bon estomac. J’avale aussi de plus grosses bêtes, la vache enragée, la misère, et, au besoin, les misérables qui s’attaquent à moi. Je ne m’en porte que mieux.
– Vous avez de la veine, dit-elle, vous êtes homme, vous.
– Et vous, vous êtes femme.
– Ce n’est pas grand’chose.
– C’est très beau, dit-il, et ça peut-être si bon!
Elle rit:
– Ça ! dit-elle. Mais qu’est-ce que le monde en fait, de ça ?
– Il faut se défendre.
– Alors, elle ne dure pas longtemps, la bonté.
– C’est qu’on n’en a pas beaucoup.
– Peut-être bien. Et puis, il ne faut pas trop souffrir.
– Il y a un trop qui dessèche l’âme.
Il fut sur le point de s’apitoyer sur elle. Puis, il se souvint de l’accueil qu’elle lui avait fait tout à l’heure…
– Vous allez encore parler du rôle avantageux de consolateur…
– Non, dit-elle, je ne le dirai plus. Je sens que vous êtes bon, que vous êtes sincère. Merci. Seulement, ne me dites rien. Vous ne pouvez savoir… Je vous remercie.
Ils arrivaient à Paris. Ils se quittèrent, sans se donner leur adresse, ni s’inviter à venir.
Un ou deux mois plus tard, elle vint sonner à la porte de Christophe.
– Je viens vous trouver. J’ai besoin de causer un peu avec vous. J’ai pensé à vous quelquefois, depuis notre rencontre.
Elle s’installa.
– Un instant seulement. Je ne vous dérangerai pas longtemps.
Il commençait de lui parler. Elle dit:
– Une minute, voulez-vous?
Ils se turent. Puis, elle dit en souriant:
– Je n’en pouvais plus. Maintenant, cela va mieux.
Il voulut l’interroger.
– Non, dit-elle, pas cela!
Elle regarda autour d’elle, vit et jugea divers objets, aperçut la photographie de Louisa.
– C’est la maman? dit-elle.
– Oui.
Elle la prit, et la regarda avec sympathie.
– La bonne vieille! dit-elle. Vous avez de la chance!
– Hélas! elle est morte.
– Cela ne fait rien, vous l’avez eue tout de même.
– Eh bien, et vous?
Mais elle écarta ce sujet, d’un froncement de sourcils. Elle ne voulait pas qu’on la questionnât sur elle.
– Non, parlez-moi de vous. Racontez-moi… Quelque chose de votre vie…
– Qu’est-ce que cela peut vous faire?
– Allez tout de même…
Il ne voulait pas parler; mais il ne put s’empêcher de répondre à ses questions: car elle savait très bien l’interroger. Et juste, il raconta certaines choses qui lui faisaient de la peine, l’histoire de son amitié, Olivier qui s’était séparé de lui. Elle l’écoutait, avec un sourire compatissant et ironique… Brusquement elle demanda:
– Quelle heure est-il? Ah! mon Dieu! Il y a deux heures que je suis ici! Pardon… Ah! comme cela m’a reposée!…
Elle ajouta:
– Je voudrais pouvoir revenir… Pas souvent… Quelquefois… Cela me ferait du bien. Mais je ne voudrais pas vous ennuyer, vous faire perdre votre temps… Rien qu’une minute, de loin en loin…
– J’irai chez vous, dit Christophe.
– Non, non, pas chez moi. Chez vous, j’aime mieux…
Mais elle ne vint plus de longtemps.
Un soir, il apprit par hasard qu’elle était gravement malade, qu’elle ne jouait plus, depuis des semaines. Il alla chez elle, malgré la défense. On ne recevait pas; mais quand on sut son nom, on le rappela sur l’escalier. Elle était au lit, elle allait mieux, elle avait eu une pneumonie, elle était assez changée; mais elle avait toujours son air ironique et son regard aigu, qui ne désarmait point. Pourtant, elle montra un réel plaisir à voir Christophe. Elle le fit asseoir près du lit. Elle parla d’elle-même, avec un détachement railleur, et dit qu’elle avait failli mourir. Il se montra ému. Alors, elle le persifla. Il lui reprocha de ne lui avoir rien fait dire:
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