Quivi trovammo Pluto il gran nemico…
Une sœur de M meLangeais vint à mourir. Elle était veuve d’un riche industriel, et n’avait point d’enfants. Tout son bien passa aux Langeais. La fortune de Jacqueline en fut plus que doublée. Quand l’héritage arriva, Olivier se souvint des paroles de Christophe sur l’argent, et dit:
– Nous étions bien sans cela, peut-être sera-ce un mal.
Jacqueline se moqua de lui:
– Bêta! dit-elle. Comme si cela pouvait jamais faire du mal! D’abord, nous ne changerons rien à notre vie.
La vie resta en effet la même en apparence. Si bien la même qu’après un certain temps on entendait Jacqueline se plaindre de n’être pas assez riche: preuve évidente qu’il y avait quelque chose de changé. Et de fait, bien que leurs revenus eussent triplé, tout était dépensé, sans qu’ils sussent à quoi. C’était à se demander comment ils avaient pu faire auparavant. L’argent fuyait, absorbé par mille frais nouveaux, qui semblaient aussitôt habituels et indispensables. Jacqueline avait fait connaissance avec les grands tailleurs; elle avait congédié la couturière familiale, qui venait à la journée et qu’on connaissait depuis l’enfance. Où était le temps des petites toques de quatre sous, qu’on fabriquait avec un rien, et qui étaient jolies, – de ces robes dont l’élégance n’était pas impeccable, mais qui étaient éclairées de son reflet gracieux, qui étaient un peu d’elle-même? Le doux charme d’intimité qui rayonnait de tout ce qui l’entourait, s’effaçait chaque jour. Sa poésie s’était fondue. Elle devenait banale.
On changea d’appartement. Celui qu’on avait eu tant de peine et de plaisir à installer sembla étroit et laid. Au lieu des modestes petites chambres, toutes rayonnantes d’âme, aux fenêtres desquelles un arbre ami balançait sa silhouette gracile, on prit un appartement vaste, confortable, bien distribué, que l’on n’aimait pas, que l’on ne pouvait aimer, où l’on mourrait d’ennui. Aux vieux objets familiers on substitua des meubles, des tentures, qui étaient des étrangers. Il n’y eut plus nulle part de place pour le souvenir. Les premières années de vie commune furent balayées de la pensée… Grand malheur pour deux êtres unis, quand se brisent les liens qui les rattachent à leur passé d’amour! L’image de ce passé est une sauvegarde contre les découragements et les hostilités, qui succèdent fatalement aux premières tendresses. La facilité des dépenses avait rapproché Jacqueline, à Paris et en voyage, – (car maintenant qu’ils étaient riches, ils voyageaient souvent) – d’une classe de gens riches et inutiles, dont la société lui inspirait une sorte de mépris pour le reste des hommes, pour ceux qui travaillent. Avec son merveilleux pouvoir d’adaptation, elle s’assimilait sur-le-champ ces âmes stériles et gangrenées. Impossible de réagir. Aussitôt, elle se cabrait, irritée, traitant de «bassesse bourgeoise» l’idée qu’on pût – qu’on dût – être heureux par le devoir domestique et dans l’aurea mediocritas . Elle avait perdu jusqu’à la compréhension des heures passées, où dans l’amour elle s’était généreusement donnée.
Olivier n’était pas assez fort pour lutter. Lui aussi avait changé. Il avait laissé son professorat, il n’avait plus de tâche obligée. Il écrivait seulement; et l’équilibre de sa vie en était modifié. Jusque-là, il avait souffert de ne pouvoir être tout à l’art. Maintenant, il était tout à l’art, et il se sentait perdu dans le monde des nuées. L’art qui n’a pas pour contrepoids un métier, pour support une forte vie pratique, l’art qui ne sent point dans sa chair l’aiguillon de la tâche journalière, l’art qui n’a point besoin de gagner son pain, perd le meilleur de sa force et de sa réalité. Il est la fleur de luxe. Il n’est plus – (ce qu’il est chez les plus grands des artistes), – le fruit sacré de la peine humaine… Olivier connaissait le désœuvrement; «À quoi bon?…» Rien ne le pressait plus: il laissait rêver sa plume, il flânait, il était désorienté. Il avait perdu contact avec ceux de sa classe, qui creusaient patiemment, durement, leur sillon. Il était tombé dans un monde différent, où il était mal à l’aise, et qui pourtant ne lui déplaisait pas. Faible, aimable et curieux, il observait complaisamment ce monde non sans grâce, mais sans consistance; et il ne s’apercevait pas qu’il se laissait teinter par lui: sa foi n’était plus aussi sûre.
La transformation était moins rapide chez lui que chez Jacqueline. La femme a le redoutable privilège de pouvoir changer tout d’un coup tout entière. Ces morts et ces renouvellements instantanés de l’être terrifient ceux qui l’aiment. Il est pourtant naturel, pour un être plein de vie que ne tient pas en bride la volonté, de ne plus être demain ce qu’il fut aujourd’hui. Telle une eau qui s’écoule. Qui l’aime doit la suivre, ou bien doit être fleuve et l’emporter dans son cours. Dans les deux cas, il faut changer. Épreuve dangereuse: on ne connaît vraiment l’amour qu’après l’y avoir soumis. Et son harmonie est si délicate, dans les premières années de vie commune, qu’il suffit souvent de la plus légère altération en l’un des deux amants, pour tout détruire. Combien plus, un changement brusque de fortune ou de milieu! Il faut être bien fort – ou bien indifférent – pour y résister.
Jacqueline et Olivier n’étaient ni indifférents, ni forts. Ils se voyaient l’un l’autre dans une lumière nouvelle; et le visage ami leur devenait étranger. Aux heures où ils faisaient cette triste découverte, ils se cachaient l’un de l’autre, par une pitié d’amour: car ils s’aimaient toujours. Olivier avait le refuge de son travail, dont l’exercice régulier lui procurait le calme. Jacqueline n’avait rien. Elle ne faisait rien. Elle restait indéfiniment au lit, ou à sa toilette, assise pendant des heures, à demi dévêtue, immobile, absorbée; et une sourde tristesse goutte à goutte s’amassait, comme une brume glaciale. Elle était incapable de faire diversion à l’idée fixe de l’amour… L’amour! La plus divine des choses humaines, quand il est un don de soi. La plus sotte et la plus décevante, quand il est une chasse au bonheur… Impossible à Jacqueline de concevoir un autre but à la vie. Dans des moments de bonne volonté, elle essaya de s’intéresser aux autres, à leurs misères: elle n’y parvint point. Les souffrances des autres lui causaient une répulsion invincible; ses nerfs n’en supportaient pas le spectacle ni la pensée. Pour tranquilliser sa conscience, elle avait fait deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait à du bien: le résultat avait été médiocre.
– Voyez donc, disait-elle à Christophe. Quand on veut faire le bien, on fait le mal. Il vaut mieux s’abstenir. Je n’ai pas la vocation.
Christophe la regardait: et il pensait à une de ses amies de rencontre, une grisette égoïste, immorale, incapable d’affection vraie, mais qui, dès qu’elle voyait souffrir, se sentait des entrailles de mère pour l’indifférent de la veille ou pour un inconnu. Les soins les plus répugnants ne la rebutaient point: elle éprouvait même un singulier plaisir à ceux qui demandaient le plus d’abnégation. Elle ne s’en rendait pas compte: il semblait qu’elle y trouvât l’emploi de toute sa force d’idéal obscure, inexprimée; son âme, atrophiée dans le reste de sa vie, respirait à ces rares instants; d’adoucir un peu de souffrance, elle ressentait un bien-être; et sa joie était alors presque déplacée. – La bonté de cette femme, qui était égoïste, l’égoïsme de Jacqueline, qui pourtant était bonne: ni vice, ni vertu; hygiène pour toutes deux. Mais l’une se portait mieux.
Читать дальше