Une autre suivait aussi ce jeu de l’amour et de haine, d’un regard indulgent. La patronne, Aurélie. Elle voyait tout sans en avoir l’air. Elle connaissait la vie. Cette brave femme, saine, tranquille, rangée, avait mené une libre jeunesse. Fleuriste, elle avait eu un amant bourgeois; elle en avait eu d’autres. Puis elle s’était mariée avec un ouvrier. Elle était devenue une bonne mère de famille. Mais elle comprenait toutes les sottises du cœur, aussi bien la jalousie de Joussier que cette «jeunesse» qui voulait s’amuser. En quelques mots affectueux, elle tâchait de les mettre d’accord:
– «Faut être conciliants! ça ne vaut pas la peine de se faire du mauvais sang pour si peu…»
Elle ne s’étonnait pas que ce qu’elle disait ne servît à rien…
– «Ça ne sert jamais à rien. Faut toujours qu’on se tourmente…»
Elle avait la belle insouciance populaire, sur qui les malheurs semblent glisser. Elle en avait eu sa part. Trois mois avant, elle avait perdu un garçon de quinze ans qu’elle aimait… Gros chagrin… À présent, elle était de nouveau active et riante. Elle disait:
– Si on se laissait aller à y penser, on ne pourrait pas vivre.
Et elle n’y pensait plus. Ce n’était pas égoïsme. Elle ne pouvait pas faire autrement, sa vitalité était trop forte; le présent l’absorbait: impossible de s’attarder au passé. Elle s’accommodait de ce qui était, elle s’accommodait de ce qui serait. Si la révolution venait et mettait à l’endroit ce qui était à l’envers et à l’envers ce qui était à l’endroit, elle saurait toujours se trouver sur ses pieds, elle ferait ce qu’il y aura à faire, elle serait à sa place partout où elle serait placée. Au fond, elle n’avait dans la révolution qu’une croyance modérée. De foi, elle n’avait guère en quoi que ce fût. Inutile d’ajouter qu’elle se faisait tirer les cartes, dans les moments de perplexité, et qu’elle ne manquait jamais de faire le signe de croix, au passage d’un mort. Très libre et tolérante, elle avait le scepticisme sain du peuple de Paris, qui doute, comme on respire, allègrement. Pour être la femme d’un révolutionnaire, elle n’en témoignait pas moins d’une maternelle ironie pour les idées de son homme et de son parti, – et des autres partis, – comme pour les bêtises de la jeunesse, – et de l’âge mûr. Elle ne s’émouvait pas de grand chose. Mais elle s’intéressait à tout. Et elle était prête à la bonne comme à la mauvaise fortune. En somme, une optimiste.
– «Pas se faire de bile!… Tout s’arrangera toujours, pourvu qu’on se porte bien…»
Celle-là devait s’entendre avec Christophe. Ils n’avaient pas eu besoin de beaucoup de paroles pour voir qu’ils étaient de la même famille. De temps en temps, ils échangeaient un sourire de bonne humeur, tandis que les autres discouraient et criaient. Mais plus souvent, elle riait toute seule, en regardant Christophe qui se laissait à son tour entraîner dans ces discussions, où il apportait plus de passion que tous les autres.
*
Christophe ne remarquait pas l’isolement et la gêne d’Olivier. Il ne cherchait pas à lire ce qui se passait au fond des gens. Mais il buvait et mangeait avec eux, il riait et il se fâchait. Ils ne se défiaient pas de lui, quoiqu’ils se disputassent rudement. Il ne leur mâchait pas les mots. Dans le fond, il eût été embarrassé pour dire s’il était avec eux ou contre eux. Il ne se le demandait pas. Sans doute, si on l’eût forcé de choisir, il eût été syndicaliste contre le socialisme et toute la doctrine d’État, – l’État, cette entité monstrueuse, qui fabrique des fonctionnaires, des hommes-machines. Sa raison approuvait le puissant effort des groupements corporatifs, dont la hache à double tranchant frappe à la fois l’abstraction morte de l’État socialiste et l’individualisme infécond, cet émiettement d’énergies, cette dispersion de la force publique en faiblesses particulières, – la grande misère moderne, dont la Révolution française est en partie responsable.
Mais la nature est plus forte que la raison. Lorsque Christophe se trouvait en contact avec les syndicats, – ces coalitions redoutables des faibles, – son vigoureux individualisme se cabrait. Il ne pouvait s’empêcher de mépriser ces hommes qui avaient besoin de s’enchaîner ensemble, pour marcher au combat; et s’il admettait qu’ils se soumissent à cette loi, il déclarait qu’elle n’était pas pour lui. Ajoutez que si les faibles opprimés sont sympathiques, ils cessent de l’être quand ils deviennent oppresseurs. Christophe, qui criait naguère aux braves gens isolés: «Unissez-vous!» eut une sensation désagréable, quand il se vit, pour la première fois, au milieu de ces unions de braves gens mêlés à d’autres qui étaient moins braves, tous remplis de leurs droits, de leur force, et prêts à en abuser. Les meilleurs, ceux que Christophe aimait, les amis qu’il avait rencontrés dans la Maison , à tous les étages, ne profitaient nullement de ces associations de bataille. Ils étaient trop délicats de cœur et trop timides pour ne pas s’en effaroucher; ils étaient destinés à être, des premiers, écrasés par elles. Ils se trouvaient vis-à-vis du mouvement ouvrier, dans la situation d’Olivier. Sa sympathie allait aux travailleurs qui s’organisent. Mais il avait été élevé dans le culte de la liberté: or, c’était ce dont les révolutionnaires se souciaient le moins. Qui, d’ailleurs, aujourd’hui se soucie de la liberté? Une élite sans action sur le monde. La liberté traverse des jours sombres. Les papes de Rome proscrivent la lumière de la raison. Les papes de Paris éteignent les lumières du ciel [1]. Et M. Pataud, celles des rues. Partout l’impérialisme triomphe: impérialisme théocratique de l’Église romaine; impérialisme militaire des monarchies mercantiles et mystiques, impérialisme bureaucratique des républiques capitalistes; impérialisme dictatorial des comités révolutionnaires. Pauvre liberté, tu n’es pas de ce monde!… Les abus de pouvoir, que les révolutionnaires prêchaient et pratiquaient, révoltaient Christophe et Olivier. Ils n’avaient point d’estime pour les ouvriers jaunes qui refusent de souffrir pour la cause commune. Mais ils trouvaient odieux qu’on prétendît les y contraindre par la force. – Cependant, il faut prendre parti. Dans la réalité, le choix n’est pas aujourd’hui entre un impérialisme et la liberté, mais entre un impérialisme et un impérialisme. Olivier disait:
– Ni l’un, ni l’autre. Je suis pour les opprimés.
Christophe ne haïssait pas moins la tyrannie des oppresseurs. Mais il était entraîné dans le sillage de la force, à la suite de l’armée des travailleurs révoltés.
Il ne s’en doutait guère. Il déclarait à ses compagnons de table qu’il n’était pas avec eux.
– Tant qu’il ne s’agira pour vous, disait-il que d’intérêts matériels, vous ne m’intéressez pas. Le jour où vous marcherez pour une foi, alors je serai des vôtres. Autrement, qu’ai-je à faire entre deux ventres? Je suis artiste, j’ai le devoir de défendre l’art, je ne dois pas l’enrôler au service d’un parti. Je sais qu’en ces derniers temps, des écrivains ambitieux, poussés par un désir de popularité malsaine, ont donné le mauvais exemple. Il ne me semble pas qu’ils aient beaucoup servi la cause qu’ils défendaient ainsi; mais ils on trahi l’art. Sauver la lumière de l’intelligence: c’est notre rôle à nous. Qu’on n’aille pas la mêler à vos luttes aveugles! Qui tiendra la lumière, si nous la laissons tomber? Vous serez bien aises de la retrouver intacte, après la bataille. Il faut qu’il y ait toujours des travailleurs occupés à entretenir le feu de la machine, tandis qu’on se bat sur le pont du navire. Tout comprendre, ne rien haïr. L’artiste est la boussole qui, pendant la tempête, marque toujours le Nord…
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