Anna était sous le poids de cette peur, – d’ailleurs injustifiée. Elle avait peu de raisons de craindre. Elle tenait trop peu de place dans l’opinion de la ville pour qu’on eût l’idée de l’attaquer. Mais dans l’isolement absolu où elle se murait, dans l’état d’épuisement et de surexcitation nerveuse où l’avaient mise plusieurs semaines d’insomnies, son imagination était prête à accueillir les terreurs les plus déraisonnables. Elle s’exagérait l’animosité de ceux qui ne l’aimaient point. Elle se disait que les soupçons étaient sur sa piste; il suffisait d’un rien pour la perdre; et qui l’assurait que ce n’était pas fait? Alors c’était l’injure, le déshabillage sans pitié, l’étalage de son cœur offert en proie aux passants: un déshonneur si cruel qu’Anna mourait de honte en y songeant. On se contait que, quelques années avant, une jeune fille livrée à cette persécution, avait dû fuir du pays avec les siens… Et l’on ne pouvait rien, rien faire pour se défendre, rien faire pour l’empêcher, rien faire même pour savoir ce qui allait arriver. Le doute était plus affolant encore que la certitude. Anna jetait autour d’elle des yeux de bête aux abois. Dans sa propre maison, elle se savait cernée.
La domestique d’Anna avait passé la quarantaine: elle se nommait Bäbi: grande, forte, la face rétrécie et décharnée aux tempes et au front, large et longue à la base, soufflée sous la mâchoire, telle une poire tapée; elle avait un sourire perpétuel et des yeux perçants comme des vrilles, enfoncés, sucés en dedans, sous des paupières rouges aux cils invisibles. Elle ne se départait pas d’une expression de gaieté mignarde: toujours enchantée des maîtres, toujours de leur avis, s’inquiétant de leur santé avec un intérêt attendri; souriant, quand on lui donnait des ordres, souriant, quand on lui faisait des reproches. Braun la croyait d’un dévouement à toute épreuve. Son air béat faisait contraste avec la froideur d’Anna. En beaucoup de choses pourtant, elle lui ressemblait: comme elle parlant peu, vêtue d’une façon sévère et soignée; comme elle, fort dévote, l’accompagnant au culte et accomplissant exactement ses devoirs de piété, ayant le souci scrupuleux de ses devoirs de maison: propreté, ponctualité, mœurs et cuisine sans reproches. Elle était en un mot, une servante exemplaire, et le type accompli de l’ennemie domestique. Anna, dont l’instinct féminin ne se trompait guère sur les pensées secrètes des femmes, ne se faisait aucune illusion à son égard. Elles se détestaient, le savaient, et ne s’en montraient rien.
La nuit qui suivit le retour de Christophe, lorsque Anna, en proie à ses tourments, alla le retrouver, malgré la résolution qu’elle avait prise de ne plus le revoir jamais, elle venait furtivement, tâtonnant les murs dans les ténèbres; elle était près d’entrer dans la chambre de Christophe, quand elle sentit sous ses pieds nus, au lieu du contact habituel du parquet lisse et froid, une poussière tiède qui s’écrasait mollement. Elle se baissa, toucha avec les mains, et comprit: une mince couche de cendres fines avait été répandue dans toute la largeur du couloir, sur un espace de deux à trois mètres. C’était Bäbi qui avait, sans le savoir, retrouvé la vieille ruse employée, au temps des lais [7]bretons, par le nain Frocin pour surprendre Tristan se rendant au lit d’Yseut: tant il est vrai qu’un nombre restreint de types, dans le bien comme dans le mal, servent pour tous les siècles. Grande preuve en faveur de la sage économie de l’univers! – Anna n’hésita point; elle continua son chemin par une bravade méprisante; elle entra chez Christophe, ne lui parla de rien, malgré son inquiétude; mais au retour elle prit le balai du poêle, et effaça soigneusement sur la cendre la trace de ses pas, après qu’elle eût passé. – Quand Anna et Bäbi se retrouvèrent, dans la matinée, ce fût, l’une avec sa froideur, l’autre avec son sourire accoutumés.
Bäbi recevait parfois la visite d’un parent un peu plus âgé qu’elle; il remplissait au temple les fonctions de gardien: on le voyait à l’heure du Gottesdienst (du service divin), faire sentinelle devant la porte de l’église, avec un brassard blanc à raies noires et gland d’argent, appuyé sur un jonc à bec recourbé. De son métier, il était fabricant de cercueils. Il se nommait Sami Witschi. Il était très grand, maigre, la tête un peu penchée, avec une face rasée et sérieuse de vieux paysan. Il était pieux, et connaissait comme pas un tous les bruits qui couraient sur toutes les âmes de la paroisse. Bäbi et Sami pensaient à s’épouser; ils appréciaient, l’un dans l’autre, leurs qualités sérieuses, leur foi solide et leur méchanceté. Mais ils ne se pressaient pas de conclure; ils s’observaient prudemment. – Dans les derniers temps, les visites de Sami étaient devenues plus fréquentes. Il entrait sans qu’on le sût. Toutes les fois qu’Anna passait près de la cuisine, par la porte vitrée elle apercevait Sami assis près du fourneau, et Bäbi à quelques pas, cousant. Ils avaient beau parler, on n’entendait aucun bruit. On voyait la figure épanouie de Bäbi et ses lèvres qui remuaient; la grande bouche sévère de Sami se plissait, sans s’ouvrir, d’un rire grimaçant: rien ne sortait du gosier; la maison semblait muette. Quand Anna entrait dans la cuisine, Sami se levait respectueusement et restait debout, sans parler, jusqu’à ce qu’elle fût sortie. Bäbi, en entendant la porte qui s’ouvrait, interrompait avec affectation un sujet indifférent, et tournait vers Anna un sourire obséquieux, en attendant ses ordres. Anna pensait qu’ils parlaient d’elle; mais elle les méprisait trop pour s’abaisser à les écouter en cachette.
Le jour après qu’Anna eût déjoué le piège ingénieux des cendres, entrant dans la cuisine, le premier objet qu’elle vit, ce fût dans les mains de Sami, le petit balai dont elle s’était servie, la nuit, pour effacer l’empreinte de ses pieds nus. Elle l’avait pris dans la chambre de Christophe; et, à cette minute même, elle se ressouvint brusquement qu’elle avait oublié de l’y reporter; elle l’avait laissé dans sa propre chambre, où les yeux perçants de Bäbi l’avaient aussitôt remarqué. Les deux compères avaient reconstitué l’histoire. Anna ne broncha point. Bäbi suivant le regard de sa maîtresse, sourit avec exagération, et expliqua:
– Le balai était cassé; je l’ai donné à Sami, pour qu’il le réparât.
Anna ne se donna pas la peine de relever le grossier mensonge; elle ne parut même pas entendre; elle regarda l’ouvrage de Bäbi, fit ses observations, et sortit, impassible. Mais, la porte fermée, elle perdit toute fierté; elle ne pût s’empêcher d’écouter, cachée dans l’angle du corridor – (elle était humiliée jusqu’à l’âme de recourir à de pareils moyens…) Un gloussement de rire très bref. Puis, un chuchotement si bas, qu’on ne pouvait rien distinguer. Mais, dans son affolement, Anna crut entendre; sa terreur lui soufflait les mots qu’elle craignait d’entendre; elle s’imagina qu’ils parlaient des mascarades prochaines et d’un charivari. Nul doute: ils voulaient y introduire l’épisode des cendres… Probablement, elle se trompait mais au point d’exaltation morbide où elle était hantée depuis quinze jours par l’idée fixe de l’avanie, elle ne s’arrêta même pas à considérer l’incertain comme possible, elle le regarda comme certain.
Dès lors sa décision fut prise.
*
Le soir du même jour – (c’était le mercredi qui précède les jours gras), – Braun fut appelé en consultation, à une vingtaine de kilomètres de la ville: il ne devait revenir que le lendemain matin. Anna ne descendit pas dîner, et resta dans sa chambre. Elle avait choisi cette nuit pour exécuter l’engagement tacite qu’elle avait souscrit. Mais elle avait décidé de l’exécuter seule, sans rien dire à Christophe. Elle le méprisait. Elle pensait:
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