Si aimante que la gentille bête fût pour tous, elle avait une préférence marquée pour Anna. Celle-ci ne faisait rien pour l’attirer; mais elle la caressait volontiers, la laissait se blottir sur ses genoux, veillait à sa nourriture et paraissait l’aimer autant qu’elle était capable d’aimer. Un jour, la chienne ne sût pas se garer des roues d’une automobile. Elle fût écrasée, presque sous les yeux de ses maîtres. Elle vivait encore et criait lamentablement. Braun courut hors de la maison, nu-tête; il ramassa la loque sanglante, et il tâchait au moins de soulager ses souffrances. Anna vint, regarda sans se baisser, fit une moue dégoûtée, et s’en alla. Braun, les larmes aux yeux, assistait à l’agonie du petit être. Christophe se promenait à grands pas dans le jardin, et crispait les poings. Il entendit Anna qui donnait tranquillement des ordres à la domestique. Il lui dit:
– Cela ne vous fait donc rien, à vous?
Elle répondit:
– On n’y peut rien, n’est-ce pas? C’est mieux de n’y pas penser.
Il se sentit de la haine pour elle; puis le burlesque de la réponse le frappa; et il rit. Il se disait qu’Anna devrait bien lui donner sa recette pour ne pas penser aux choses tristes, et que la vie était aisée à ceux qui ont la chance d’être dénués de cœur. Il songea que si Braun mourait, Anna n’en serait guère troublée, et il se félicita de n’être point marié. Sa solitude lui semblait moins triste que cette chaîne d’habitudes qui vous attache pour la vie à un être pour qui vous êtes un objet de haine, ou, (bien pire!) pour qui vous n’êtes rien. Décidément, cette femme n’aimait personne. Le piétisme l’avait desséchée.
Elle surprit Christophe, un jour de la fin d’octobre. – Ils étaient à table. Il causait avec Braun d’un crime passionnel dont toute la ville était occupée. Dans la campagne, deux filles italiennes, deux sœurs, s’étaient éprises du même homme. Ne pouvant, ni l’une, ni l’autre, se sacrifier de plein gré, elles avaient joué au sort qui des deux céderait la place. La vaincue devait se jeter dans le Rhin. Mais quand le sort eût parlé, celle qu’il n’avait pas favorisée montra peu d’empressement à accepter la décision. L ’autre fut révoltée par un tel manque de foi. Des injures on en vint aux coups, même aux coups de couteau; puis, brusquement, le vent tourna, on s’embrassa en pleurant, on jura qu’on ne pourrait vivre l’une sans l’autre; et comme on ne pouvait cependant pas se résigner à partager le galant, on décida de le tuer. Ainsi fut fait. Une nuit, les deux amoureuses firent venir dans leur chambre l’amant enorgueilli de sa double bonne fortune; et tandis que l’une le liait passionnément de ses bras, l’autre passionnément le poignardait dans le dos. Ses cris furent entendus. On vint, on l’arracha en assez piteux état à l’étreinte de ses amies; et on les arrêta. Elles protestaient que cela ne regardait personne, qu’elles étaient seules intéressées dans l’affaire, et que du moment qu’elles étaient d’accord pour se débarrasser de ce qui était à elles, nul n’avait à s’en mêler. La victime n’était pas loin d’approuver ce raisonnement; mais la justice ne le comprit point. Et Braun, pas davantage.
– Elles sont folles, disait-il, folles à lier! Il faut les enfermer dans un hospice d’aliénés… Je comprends qu’on se tue par amour. Je comprends même qu’on tue celui ou celle qu’on aime et qui vous trompe… C’est-à-dire, je ne l’excuse pas; mais je l’admets, comme un reste d’atavisme féroce; c’est barbare, mais logique: on tue qui vous fait souffrir. Mais tuer ce qu’on aime, sans rancune, sans haine, simplement parce que d’autres l’aiment, c’est de la démence… Tu comprends cela, Christophe?
– Peuh! fit Christophe, je suis habitué à ne pas comprendre. Qui dit amour dit déraison.
Anna qui se taisait sans paraître écouter, leva la tête, et dit, de sa voix calme:
– Il n’y a là rien de déraisonnable. C’est tout naturel. Quand on aime, on veut détruire ce qu’on aime, afin que personne autre ne puisse l’avoir.
Braun regarda sa femme, stupéfait; il frappa sur la table, se croisa les bras, et dit:
– Où a-t-elle été pêcher cela?… Comment! il faut que tu dises ton mot, toi? Qu’est-ce que diable tu en sais?
Anna rougit légèrement, et se tut. Braun reprit:
– Quand on aime, on veut détruire?… Voilà une monstrueuse sottise! Détruire ce qui vous est cher, c’est se détruire soi-même… Mais, tout au contraire, quand on aime, le sentiment naturel est de faire du bien à qui vous fait du bien, de le choyer, de le défendre, d’être bon pour lui, d’être bon pour toutes choses! Aimer, c’est le paradis sur terre.
Anna, les yeux fixés dans l’ombre, le laissa parler, et, secouant la tête, elle dit froidement:
– On n’est pas bon quand on aime.
*
Christophe ne renouvelait pas l’épreuve d’entendre chanter Anna. Il craignait… une désillusion, ou quoi? Il n’eût pas su le dire. Anna avait la même crainte. Elle évitait de se trouver dans le salon, quand il commençait à jouer.
Mais un soir de novembre qu’il lisait auprès du feu, il vit Anna assise, son ouvrage sur ses genoux, et plongée dans une de ses songeries. Elle regardait le vide, et Christophe crut voir passer dans son regard des lueurs de l’ardeur étrange de l’autre soir. Il ferma son livre. Elle se sentit observée et se remit à coudre. Sous ses paupières baissées, elle voyait toujours tout. Il se leva et dit:
– Venez.
Elle fixa sur lui ses yeux où flottait encore un peu de trouble, comprit et le suivit.
– Où allez-vous? demanda Braun.
– Au piano, répondit Christophe.
Il joua. Elle chanta. Aussitôt, il la retrouva telle qu’elle lui était apparue, une première fois. Elle entrait de plain-pied dans ce monde héroïque, comme s’il était le sien. Il continua l’expérience, prenant un second morceau, puis un troisième plus emporté, déchaînant en elle le troupeau des passions, l’exaltant, s’exaltant; puis, arrivés au paroxysme, il s’arrêta net, et lui demanda, les yeux dans les yeux:
– Mais enfin, qui êtes-vous?
Anna répondit:
– Je ne sais pas.
Il dit brutalement:
– Qu’est-ce que vous avez dans le corps, pour chanter ainsi?
Elle répondit:
– J’ai ce que vous me faites chanter.
– Oui? Eh bien, il n’y est pas déplacé. Je me demande si c’est moi qui l’ai créé, ou si c’est vous. Vous pensez donc des choses comme cela, vous?
– Je ne sais pas. Je crois qu’on n’est plus soi, quand on chante.
– Et moi, je crois que c’est alors seulement que vous êtes vous.
Ils se turent. Elle avait les joues moites d’une légère buée. Son sein se soulevait, en silence. Elle fixait la lumière des flambeaux, et grattait machinalement la bougie qui avait coulé sur le rebord du chandelier. Il tapotait les touches, en la regardant. Ils se dirent encore quelques mots gênés, d’un ton rude, puis essayèrent des paroles banales, et se turent tout à fait, craignant d’approfondir…
Le lendemain, ils se parlèrent à peine, ils se regardaient à la dérobée, avec une sorte de peur. Mais ils prirent l’habitude de faire, le soir, de la musique ensemble. Ils en firent même bientôt dans l’après-midi; et chaque jour, davantage. Toujours la même passion incompréhensible s’emparait d’elle, dès les premiers accords, la brûlait de la tête aux pieds, et faisait de cette bourgeoise piétiste, pour le temps que durait la musique, une Vénus impérieuse, l’incarnation de toutes les fureurs de l’âme.
Braun, étonné de l’engouement subit d’Anna pour le chant, n’avait pas pris la peine de chercher l’explication de ce caprice de femme; il assistait à ces petits concerts, marquait la mesure avec sa tête, donnait son avis, et était parfaitement heureux, quoiqu’il eût préféré une musique plus douce: cette dépense de forces lui paraissait exagérée. Christophe respirait dans l’air un danger; mais la tête lui tournait: affaibli par la crise qu’il venait de traverser, il ne résistait pas; il perdait conscience de ce qui se passait en lui, et il ne voulait pas savoir ce qui se passait dans Anna. Une après-midi, au milieu d’un morceau, débordant d’ardeurs frénétiques, elle s’interrompit et, sans explication, elle sortit de la pièce. Christophe l’attendit: elle ne reparut plus. Une demi-heure après, comme il passait dans le corridor, près de la chambre d’Anna, par la porte entr’ouverte il l’aperçut au fond, absorbée dans des prières mornes, la figure glacée.
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