Il demeura stupéfait et releva ses lunettes pour la bien considérer ; puis il se mit à rire. « Vous ne devez pourtant pas avoir de gros péchés sur la conscience. » Elle se troubla tout à fait, et reprit : « Non, mais j’ai un conseil à vous demander, un conseil si… si… si pénible que je n’ose pas vous en parler comme ça. »
Il quitta instantanément son aspect bonhomme et prit son air sacerdotal : « Eh bien, mon enfant, je vous écouterai dans le confessionnal, allons. »
Mais elle le retint, hésitante, arrêtée tout à coup par une sorte de scrupule de parler de ces choses un peu honteuses dans le recueillement d’une église vide.
« Ou bien, non… Monsieur le curé… je puis… je puis… si vous le voulez… vous dire ici ce qui m’amène. Tenez, nous allons nous asseoir là-bas sous votre petite tonnelle. »
Ils y allèrent à pas lents. Elle cherchait comment s’exprimer, comment débuter. Ils s’assirent.
Alors, comme si elle se fût confessée, elle commença : « Mon père… » puis elle hésita, répéta de nouveau : « Mon père… » et se tut, tout à fait troublée.
Il attendait, les mains croisées sur son ventre. Voyant son embarras, il l’encouragea : « Eh bien, ma fille, on dirait que vous n’osez pas ; voyons, prenez courage. »
Elle se décida, comme un poltron qui se jette au danger : « Mon père, je voudrais un autre enfant. » Il ne répondit rien, ne comprenant pas. Alors elle s’expliqua, perdant les mots, effarée.
« Je suis seule dans la vie maintenant ; mon père et mon mari ne s’entendent guère ; ma mère est morte ; et… et… » Elle prononça tout bas en frissonnant… : « L’autre jour j’ai failli perdre mon fils ! Que serais-je devenue alors ?… »
Elle se tut. Le prêtre, dérouté, la regardait.
« Voyons, arrivez au fait. »
Elle répéta : « Je voudrais un autre enfant. »
Alors il sourit, habitué aux grosses plaisanteries des paysans qui ne se gênaient guère devant lui, et il répondit avec un hochement de tête malin :
« Eh bien, il me semble qu’il ne tient qu’à vous. »
Elle leva vers lui ses yeux candides, puis, bégayant de confusion : « Mais… mais… vous comprenez que depuis ce… ce que… ce que vous savez de… de cette bonne… mon mari et moi nous vivons… nous vivons tout à fait séparés. »
Accoutumé aux promiscuités et aux mœurs sans dignité des campagnes, il fut étonné de cette révélation ; puis, tout à coup, il crut deviner le désir véritable de la jeune femme. Il la regarda de coin, plein de bienveillance et de sympathie pour sa détresse : « Oui, je saisis parfaitement. Je comprends que votre… votre veuvage vous pèse. Vous êtes jeune, bien portante. Enfin, c’est naturel, trop naturel. »
Il se remettait à sourire, emporté par sa nature grivoise de prêtre campagnard ; et il tapotait doucement la main de Jeanne : « Ça vous est permis, bien permis même par les commandements. — L’œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement. — Vous êtes mariée, n’est-ce pas ? Ce n’est point pour piquer des raves. »
À son tour elle n’avait pas compris d’abord ses sous-entendus ; mais, sitôt qu’elle les pénétra, elle s’empourpra, toute saisie, avec des larmes aux yeux.
« Oh ! Monsieur le curé, que dites-vous ? Que pensez-vous ? Je vous jure… Je vous jure… » Et les sanglots l’étouffèrent.
Il fut surpris ; et il la consolait : « Allons, je n’ai pas voulu vous faire de peine. Je plaisantais un peu ; ça n’est pas défendu quand on est honnête. Mais comptez sur moi ; vous pouvez compter sur moi. Je verrai M. Julien.
Elle ne savait plus que dire. Elle voulait maintenant refuser cette intervention qu’elle craignait maladroite et dangereuse, mais elle n’osait point ; et elle se sauva après avoir balbutié : « Je vous remercie, Monsieur le curé. »
Huit jours se passèrent. Elle vivait dans une angoisse d’inquiétude.
Un soir, au dîner, Julien la regarda d’une façon singulière avec un certain pli souriant des lèvres qu’elle lui connaissait en ses heures de gouaillerie. Il eut même à son égard une sorte de galanterie imperceptiblement ironique ; et comme ils se promenaient ensuite dans la grande avenue de petite mère, il lui dit tout bas dans l’oreille : « Il paraît que nous sommes raccommodés. »
Elle ne répondit rien. Elle regardait par terre une sorte de ligne droite presque invisible à présent, l’herbe ayant repoussé. C’était la trace du pied de la baronne qui s’effaçait, comme s’efface un souvenir. Et Jeanne se sentait le cœur crispé, noyé de tristesse ; elle se sentait perdue dans la vie, si loin de tout le monde.
Julien reprit : « Moi, je ne demande pas mieux. Je craignais de te déplaire. »
Le soleil se couchait, l’air était doux. Une envie de pleurer oppressait Jeanne, un de ces besoins d’expansion vers un cœur ami, un besoin d’étreindre, en murmurant ses peines. Un sanglot lui montait à la gorge. Elle ouvrit les bras et tomba sur le cœur de Julien.
Et elle pleura. Surpris, il la regardait dans les cheveux, ne pouvant voir le visage caché sur sa poitrine. Il pensa qu’elle l’aimait encore et déposa sur son chignon un baiser condescendant.
Puis ils rentrèrent sans dire un mot. Il la suivit en sa chambre et passa la nuit avec elle.
Et leurs rapports anciens recommencèrent. Il les accomplissait comme un devoir qui cependant ne lui déplaisait pas ; elle les subissait comme une nécessité écœurante et pénible, avec la résolution de les arrêter pour toujours dès qu’elle se sentirait enceinte de nouveau.
Mais elle remarqua bientôt que les caresses de son mari semblaient différentes de jadis. Elles étaient plus raffinées peut-être, mais moins complètes. Il la traitait comme un amant discret, et non plus comme un époux tranquille.
Elle s’étonna, observa, et s’aperçut bientôt que toutes ses étreintes s’arrêtaient avant qu’elle pût être fécondée.
Alors une nuit, la bouche sur la bouche, elle murmura : « Pourquoi ne te donnes-tu plus à moi tout entier comme autrefois ?
Il se mit à ricaner : « Parbleu, pour ne pas t’engrosser. »
Elle tressaillit : « Pourquoi donc ne veux-tu plus d’enfants ? »
Il demeura perclus de surprise : « Hein ? Tu dis ? Mais tu es folle ? Un autre enfant ? Ah ! Mais non, par exemple ! C’est déjà trop d’un pour piailler, occuper tout le monde et coûter de l’argent. Un autre enfant : merci ! »
Elle le saisit dans ses bras, le baisa, l’enveloppa d’amour, et, tout bas : « Oh ! Je t’en supplie, rends-moi mère encore une fois. »
Mais il se fâcha comme si elle l’eût blessé : « Ça vraiment, tu perds la tête. Fais-moi grâce de tes bêtises, je te prie. »
Elle se tut et se promit de le forcer par ruse à lui donner le bonheur qu’elle rêvait.
Alors elle essaya de prolonger ses baisers, jouant la comédie d’une ardeur délirante, le liant à elle de ses deux bras crispés en des transports qu’elle simulait. Elle usa de tous les subterfuges ; mais il resta maître de lui ; et pas une fois il ne s’oublia.
Alors, travaillée de plus en plus par son désir acharné, poussée à bout, prête à tout braver, à tout oser, elle retourna chez l’abbé Picot.
Il achevait son déjeuner ; il était fort rouge, ayant toujours des palpitations après ses repas. Dès qu’il la vit entrer, il s’écria : « Eh bien ? » désireux de savoir le résultat de ses négociations.
Résolue maintenant et sans timidité pudique, elle répondit immédiatement : « Mon mari ne veut plus d’enfants. » L’abbé se retourna vers elle, intéressé tout à fait, prêt à fouiller avec une curiosité de prêtre dans ces mystères du lit qui lui rendaient plaisant le confessionnal. Il demanda : « Comment ça ? » Alors, malgré sa détermination, elle se troubla pour expliquer : « Mais il… il… il refuse de me rendre mère. »
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