Quand on l’invite, il accepte à la condition qu’on banquettera sur la tour Eiffel. C’est plus gai. Et tous, comme par suite d’un mot d’ordre, ils vous y convient ainsi tous les jours de la semaine, soit pour déjeuner, soit pour dîner.
Dans cette chaleur, dans cette poussière, dans cette puanteur, dans cette foule de populaire en goguette et en transpiration, dans ces papiers gras traînant et voltigeant partout, dans cette odeur de charcuterie et de vin répandu sur les bancs, dans ces haleines de trois cent mille bouches soufflant le relent de leurs nourritures, dans le coudoiement, dans le frôlement, dans l’emmêlement de toute cette chair échauffée, dans cette sueur confondue de tous les peuples semant leurs puces sur les sièges et par les chemins, je trouvais bien légitime qu’on allât manger une fois ou deux, avec dégoût et curiosité, la cuisine de cantine des gargotiers aériens, mais je jugeais stupéfiant qu’on pût dîner, tous les soirs, dans cette crasse et dans cette cohue, comme le faisait la bonne société, la société délicate, la société d’élite, la société fine et maniérée qui, d’ordinaire, a des nausées devant le peuple qui peine et sent la fatigue humaine.
Cela prouve d’ailleurs, d’une façon définitive, le triomphe complet de la démocratie.
Il n’y a plus de castes, de races, d’épidermes aristocrates. Il n’y a plus chez nous que des gens riches et des gens pauvres. Aucun autre classement ne peut différencier les degrés de la société contemporaine.
Une aristocratie d’un autre ordre s’établit qui vient de triompher à l’unanimité à cette Exposition universelle, l’aristocratie de la science, ou plutôt de l’industrie scientifique.
Quant aux arts, ils disparaissent, le sens même s’en efface dans l’élite de la nation, qui a regardé sans protester l’horripilante décoration du dôme central et de quelques bâtiments voisins.
Le goût italien moderne nous gagne, et la contagion est telle que les coins réservés aux artistes, dans ce grand bazar populaire et bourgeois qu’on vient de fermer, y prenaient aussi des aspects de réclame et d’étalage forain.
Je ne protesterais nullement d’ailleurs contre l’avènement et le règne des savants scientifiques, si la nature de leur œuvre et de leurs découvertes ne me contraignait de constater que ce sont, avant tout, des savants de commerce.
Ce n’est pas leur faute, peut-être. Mais on dirait que le cours de l’esprit humain s’endigue entre deux murailles qu’on ne franchira plus : l’industrie et la vente. Au commencement des civilisations, l’âme de l’homme s’est précipitée vers l’art. On croirait qu’alors une divinité jalouse lui a dit : « Je te défends de penser davantage à ces choses-là. Mais songe uniquement à ta vie d’animal, et je te laisserai faire des masses de découvertes. »
Voilà, en effet, qu’aujourd’hui l’émotion séductrice et puissante des siècles artistes semble éteinte, tandis que des esprits d’un tout autre ordre s’éveillent qui inventent des machines de toutes sortes, des appareils surprenants, des mécaniques aussi compliquées que des corps vivants, ou qui, combinant des substances, obtiennent des résultats stupéfiants et admirables. Tout cela pour servir aux besoins physiques de l’homme, ou pour le tuer.
Les conceptions idéales, ainsi que la science pure et désintéressée, celle de Galilée, de Newton, de Pascal, nous semblent interdites, tandis que notre imagination parait de plus en plus excitable par l’envie de spéculer sur les découvertes utiles à l’existence.
Or, le génie de celui qui, d’un bond de sa pensée, est allé de la chute d’une pomme à la grande loi qui régit les mondes, ne semble-t-il pas né d’un germe plus divin que l’esprit pénétrant de l’inventeur américain, du miraculeux fabricant de sonnettes, de porte-voix et d’appareils lumineux ?
N’est-ce point là le vice secret de l’âme moderne, la marque de son infériorité dans un triomphe ?
J’ai peut-être tort absolument. En tout cas, ces choses qui nous intéressent, ne nous passionnent pas comme les anciennes formes de la pensée, nous autres, esclaves irritables d’un rêve de beauté délicate, qui hante et gâte notre vie.
J’ai senti qu’il me serait agréable de revoir Florence, et je suis parti.
II. La nuit
Sortis du port de Cannes à trois heures du matin, nous avons pu recueillir encore un reste des faibles brises que les golfes exhalent vers la mer pendant la nuit. Puis un léger souffle du large est venu, poussant le yacht couvert de toile vers la côte italienne.
C’est un bateau de vingt tonneaux tout blanc, avec un imperceptible fil doré qui le contourne comme une mince cordelière sur un flanc de cygne. Ses voiles en toile fine et neuve, sous le soleil d’août qui jette des flammes sur l’eau, ont l’air d’ailes de soie argentée déployées dans le firmament bleu. Ses trois focs s’envolent en avant, triangles légers qu’arrondit l’haleine du vent, et la grande misaine est molle, sous la flèche aiguë qui dresse, à dix-huit mètres au-dessus du pont, sa pointe éclatante par le ciel. Tout à l’arrière, la dernière voile, l’artimon, semble dormir.
Et tout le monde bientôt sommeille sur le pont. C’est une après-midi d’été, sur la Méditerranée. La dernière brise est tombée. Le soleil féroce emplit le ciel et fait de la mer une plaque molle et bleuâtre, sans mouvement et sans frisson, endormie aussi, sous un miroitant duvet de brume qui semble la sueur de l’eau.
Malgré les tentes que j’ai fait établir pour me mettre à l’abri, la chaleur est telle sous la toile que je descends au salon me jeter sur un divan.
Il fait toujours frais dans l’intérieur. Le bateau est profond, construit pour naviguer dans les mers du Nord et supporter les gros temps. On peut vivre, un peu à l’étroit, équipage et passagers, à six ou sept personnes dans cette petite demeure flottante et on peut asseoir huit convives autour de la table du salon.
L’intérieur est en pin du nord verni, avec encadrements de teck, éclairé par les cuivres des serrures, des ferrures, des chandeliers, tous les cuivres jaunes et gais qui sont le luxe des yachts.
Comme c’est bizarre, ce changement, après la clameur de Paris ! Je n’entends plus rien, mais rien, rien. De quart d’heure en quart d’heure, le matelot qui s’assoupit a la barre, toussote et crache. La petite pendule suspendue contre la cloison de bois fait un bruit qui semble formidable dans ce silence du ciel et de la mer.
Et ce minuscule battement troublant seul l’immense repos des éléments me donne soudain la surprenante sensation des solitudes illimitées où les murmures des mondes, étouffés à quelques mètres de leurs surfaces, demeurent imperceptibles dans le silence universel !
Il semble que quelque chose de ce calme éternel de l’espace descend et se répand sur la mer immobile, par ce jour étouffant d’été. C’est quelque chose d’accablant, d’irrésistible, d’endormeur, d’anéantissant comme le contact du vide infini. Toute la volonté défaille, toute pensée s’arrête, le sommeil s’empare du corps et de l’âme.
Le soir venait quand je me réveillai. Quelques souffles de brise crépusculaire, très inespérés d’ailleurs, nous poussèrent encore jusqu’au soleil couché.
Nous étions assez près des côtes, en face d’une ville, San Remo, sans espoir de l’atteindre. D’autres villages ou petites cités, s’étalant au pied de la haute montagne grise, ressemblaient à des tas de linge blanc mis à sécher sur les plages. Quelques brumes fumaient sur les pentes des Alpes, effaçaient les vallées en rampant vers les sommets dont les crêtes dessinaient une immense ligne dentelée dans un ciel rose et lilas.
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