Et la nuit tomba sur nous, la montagne disparut, des feux s’allumèrent au ras de l’eau tout le long de la grande côte.
Une bonne odeur de cuisine sortit de l’intérieur du yacht, se mêlant agréablement à la bonne et franche odeur de l’air marin.
Lorsque j’eus dîné, je m’étendis sur le pont. Ce jour tranquille de flottement avait nettoyé mon esprit comme un coup d’éponge sur une vitre ternie ; et des souvenirs en foule surgissaient dans ma pensée, des souvenirs sur la vie que je venais de quitter, sur des gens connus, observés ou aimés.
Être seul, sur l’eau, et sous le ciel, par une nuit chaude, rien ne fait ainsi voyager l’esprit et vagabonder l’imagination. Je me sentais surexcité, vibrant, comme si j’avais bu des vins capiteux, respiré de l’éther ou aimé une femme.
Une petite fraîcheur nocturne mouillait la peau d’un imperceptible bain de brume salée. Le frisson savoureux de ce tiède refroidissement de l’air courait sur les membres, entrait dans les poumons, béatifiait le corps et l’esprit en leur immobilité.
Sont-ils plus heureux ou plus malheureux ceux qui reçoivent leurs sensations par toute la surface de leur chair autant que par leurs yeux, leur bouche, leur odorat ou leurs oreilles ?
C’est une faculté rare et redoutable, peut-être, que cette excitabilité nerveuse et maladive de l’épiderme et de tous les organes qui fait une émotion des moindres impressions physiques et qui, suivant les températures de la brise, les senteurs du sol et la couleur du jour, impose des souffrances, des tristesses et des joies.
Ne pas pouvoir entrer dans une salle de théâtre, parce que le contact des foules agite inexplicablement l’organisme entier, ne pas pouvoir pénétrer dans une salle de bal parce que la gaîté banale et le mouvement tournoyant des valses irritent comme une insulte, se sentir lugubre à pleurer ou joyeux sans raison suivant la décoration, les tentures et la décomposition de la lumière dans un logis, et rencontrer quelquefois par des combinaisons de perceptions, des satisfactions physiques que rien ne peut révéler aux gens d’organisme grossier, est-ce un bonheur ou un malheur ?
Je l’ignore ; mais, si le système nerveux n’est pas sensible jusqu’à la douleur ou jusqu’à l’extase, il ne nous communique que des commotions moyennes, et des satisfactions vulgaires.
Cette brume de la mer me caressait comme un bonheur. Elle s’étendait sur le ciel, et je regardais avec délices les étoiles enveloppées d’ouate, un peu pâlies dans le firmament sombre et blanchâtre. Les côtes avaient disparu derrière cette vapeur qui flottait sur l’eau et nimbait les astres.
On eût dit qu’une main surnaturelle venait d’empaqueter le monde, en des nuées fines de coton, pour quelque voyage inconnu.
Et tout à coup, à travers cette ombre neigeuse, une musique lointaine venue on ne sait d’où passa sur la mer. Je crus qu’un orchestre aérien errait dans l’étendue pour me donner un concert. Les sons affaiblis, mais clairs, d’une sonorité charmante, jetaient par la nuit douce un murmure d’opéra.
Une voix parla près de moi.
— Tiens, disait un marin, c’est aujourd’hui dimanche et voilà la musique de San Remo qui joue dans le jardin public.
J’écoutais, tellement surpris que je me croyais le jouet d’un joli songe. J’écoutai longtemps, avec un ravissement infini, le chant nocturne envolé à travers l’espace. Mais voilà qu’au milieu d’un morceau il s’enfla, grandit, parut accourir vers nous. Ce fut d’un effet si fantastique et si surprenant que je me dressai pour écouter. Certes, il venait, plus distinct et plus fort de seconde en seconde. Il venait à moi, mais comment ? Sur quel radeau fantôme allait-il apparaître ? Il arrivait, si rapide, que, malgré moi, je regardai dans l’ombre avec des yeux émus ; et tout à coup je fus noyé dans un souffle chaud et parfumé d’aromates sauvages qui s’épandait comme un flot plein de la senteur violente des myrtes, des menthes, des citronnelles, des immortelles, des lentisques, des lavandes, des thyms, brûlés sur la montagne par le soleil d’été.
C’était le vent de terre qui se levait, chargé des haleines de la côte et qui emportait ainsi vers le large, en la mêlant à l’odeur des plantes alpestres, cette harmonie vagabonde.
Je demeurais haletant, si grisé de sensations, que le trouble de cette ivresse fit délirer mes sens. Je ne savais plus vraiment si je respirais de la musique, ou si j’entendais des parfums, ou si je dormais dans les étoiles.
Cette brise de fleurs nous poussa vers la pleine mer en s’évaporant par la nuit. La musique alors lentement s’affaiblit, puis se tut, pendant que le bateau s’éloignait dans les brumes.
Je ne pouvais pas dormir, et je me demandais comment un poète moderniste, de l’école dite symboliste, aurait rendu la confuse vibration nerveuse dont je venais d’être saisi et qui me paraît, en langage clair, intraduisible. Certes, quelques-uns de ces laborieux exprimeurs de la multiforme sensibilité artiste s’en seraient tirés à leur honneur, disant en vers euphoniques, pleins de sonorités intentionnelles, incompréhensibles et perceptibles cependant, ce mélange inexprimable de sons parfumés, de brume étoilée et de brise marine, semant de la musique par la nuit.
Un sonnet de leur grand patron Baudelaire me revint à la mémoire :
« La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles.
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité
Vaste comme la nuit et comme la clarté
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants.
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
Et d’autres corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent le transport de l’esprit et des sens. »
Est-ce que je ne venais pas de sentir jusqu’aux moelles ce vers mystérieux :
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »
Et non seulement ils se répondent dans la nature, mais ils se répondent en nous et se confondent quelquefois
« Dans une ténébreuse et profonde unité, »
ainsi que le dit le poète, par des répercussions d’un organe sur l’autre.
Ce phénomène, d’ailleurs, est connu médicalement. On a écrit, cette année même, un grand nombre d’articles en le désignant par ces mots : l’audition colorée. Il a été prouvé que, chez les natures très nerveuses et très surexcitées, quand un sens reçoit un choc qui l’émeut trop fortement, l’ébranlement de cette impression se communique, comme une onde, aux sens voisins qui le traduisent à leur manière. Ainsi, la musique, chez certains êtres, éveille des visions de couleurs. C’est donc une sorte de contagion de sensibilité, transformée suivant la fonction normale de chaque appareil cérébral atteint.
Par là, on peut expliquer le célèbre sonnet d’Arthur Rimbaud, qui raconte les nuances des voyelles, vraie déclaration de foi, adoptée par l’école symboliste.
« A noir, E blanc, I rouge, U vert, 0 bleu, voyelles
Je dirai quelque jour vos naissances latentes,
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bourdonnent autour des puanteurs cruelles,
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