Eh bien ! L’ouran, qui n’est autre chose que le crocodile de terre dont parle Hérodote, sorte de gros lézard du Sahara, venge sa race sur la terrible léfaa .
Le combat de ces animaux est d’ailleurs plein d’intérêt. Il a lieu généralement dans une vieille caisse à savon. On y dépose le lézard qui se met à courir avec une singulière vitesse, cherchant à fuir ; mais, dès qu’on a vidé dans la boite le petit sac contenant la vipère, il devient immobile. Son œil seul remue très vite. Puis il fait quelques pas rapides, comme s’il glissait, pour se rapprocher de l’ennemi, et il attend. La léfaa, de son côté, considère le lézard, sent le danger et se prépare à la bataille ; puis d’une détente elle se jette sur lui. Mais il est déjà loin, filant comme une flèche, à peine visible dans sa course. Il attaque à son tour, revenu d’une lancée avec une surprenante rapidité. La léfaa s’est retournée et tend vers lui sa petite gueule ouverte, prête à mordre de sa morsure foudroyante. Mais il a passé, frôlant le reptile qu’il regarde de nouveau, hors d’atteinte, de l’autre bout de la caisse.
Et cela dure un quart d’heure, vingt minutes, parfois davantage. La léfaa, exaspérée, se fâche, rampe vers l’ouran qui fuit sans cesse, plus souple que le regard, revient, tourne, s’arrête, repart, épuise et affole son redoutable adversaire. Puis, soudain, ayant choisi l’instant, il file dessus si vite qu’on aperçoit seulement la vipère convulsée, étranglée par la forte mâchoire triangulaire du lézard, qui l’a saisie par le cou, derrière les oreilles, juste à la place où la prennent les Arabes.
On songe en voyant la lutte de ces petites bêtes au fond d’une caisse à savon, aux courses de taureaux d’Espagne dans les cirques majestueux. Il serait plus terrible cependant de déranger ces infimes combattants que d’affronter la colère beuglante de la grosse bête armée de cornes aiguës.
On rencontre souvent dans le Sahara un serpent affreux à voir, long souvent de plus d’un mètre et pas plus gros que le petit doigt. Aux environs de Bou-Saada ce reptile inoffensif inspire aux Arabes une terreur superstitieuse. Ils prétendent qu’il perce comme une balle les corps les plus durs, que rien ne peut arrêter son élan dès qu’il aperçoit un objet brillant. Un Arabe m’a raconté que son frère avait été traversé par une de ces bêtes qui du même choc avait tordu l’étrier. Il est évident que cet homme a simplement reçu une balle juste au moment où il apercevait le reptile.
Aux environs de Laghouat ce serpent n’inspire au contraire aucune terreur et les enfants le prennent dans leurs mains.
La pensée de tous ces redoutables habitants du désert m’empêcha quelque peu de dormir sous les roseaux de Raïane Chergui. Tout frôlement auprès de mes oreilles me faisait me dresser brusquement.
Le jour baissait, je réveillai mes compagnons pour aller nous promener dans les dunes et tâcher de trouver quelque léfaa ou quelque poisson de sable.
L’animal qu’on appelle le poisson de sable et que les Arabes nomment dwb (on prononce dob ) est une autre sorte de gros lézard qui vit dans les sables, y creuse son trou, et dont la chair est assez bonne, dit-on. Nous avons souvent suivi ses traces sans parvenir à en trouver un. Dans le sable on rencontre encore un tout petit insecte dont les mœurs sont bien curieuses : le fourmi-lion. Il forme un entonnoir un peu plus large qu’une pièce de cent sous, creux en proportion, et il s’installe dans le fond en embuscade. Dès qu’une bête quelconque, araignée, larve ou autre glisse sur les bords rapides de sa tanière, il lui lance coup sur coup des décharges de sable, l’étourdit, l’aveugle, la force à dégringoler jusqu’au bas de la pente ! Alors il s’en empare et la mange.
Le fourmi-lion fut, ce jour-là, notre plus grande distraction. Puis le soir ramena le mouton rôti, le kous-kous et le lait aigre. Quand l’heure des repas approchait, je pensais souvent au café Anglais.
Puis on se coucha sur les tapis devant les tentes, la chaleur ne permettant pas de rester dessous. Et nous avions, l’un devant nous, l’autre derrière, ces deux voisins étranges : le sable houleux comme une mer agitée et le sel uni comme une mer calme.
Le lendemain on traversa les dunes. On eût dit l’Océan devenu poussière au milieu d’un ouragan ; une tempête silencieuse de vagues énormes, immobiles, en sable jaune. Elles sont hautes comme des collines, ces vagues, inégales, différentes, soulevées tout à fait comme des flots déchaînés, mais plus grandes encore et striées comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe.
Il faut gravir ces lames de cendre d’or, dégringoler de l’autre côté, gravir encore, gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu’aux genoux et glissent en dévalant l’autre versant des surprenantes collines.
Nous ne parlions plus, accablés de chaleur et desséchés de soif comme ce désert ardent.
Parfois, dit-on, on est surpris dans ces vallons de sable par un incompréhensible phénomène que les Arabes considèrent comme un signe assuré de mort.
Quelque part, près de soi, dans une direction indéterminée, un tambour bat, le mystérieux tambour des dunes. Il bat distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique.
On ne connaît point, paraît-il, la cause de ce bruit surprenant. On l’attribue généralement à l’écho grossi, multiplié, démesurément enflé par les ondulations des dunes, d’une grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant des touffes d’herbes sèches, car on a toujours remarqué que le phénomène se produit dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil et dures comme du parchemin.
Ce tambour ne serait donc qu’une sorte de mirage du son.
Dès que nous fûmes sortis des dunes, nous aperçûmes trois cavaliers qui venaient au galop vers nous. Quand ils arrivèrent à cent pas environ, le premier mit pied à terre et s’approcha en boitant un peu. C’était un homme d’environ soixante ans, assez gros (ce qui est rare en ce pays), avec une dure physionomie arabe, des traits accentués, creusés, presque féroces. Il portait la croix de la Légion d’honneur. On le nommait Si Cherif-ben-Vhabeizzi, caïd des Oulad-Dia.
Il nous fit un long discours d’un air furieux pour nous inviter à entrer sous sa tente et prendre une collation.
C’était la première fois que je pénétrais dans l’intérieur d’un chef nomade.
Un amoncellement de riches tapis de laine frisée couvrait le sol ; d’autres tapis étaient dressés pour cacher la toile nue ; d’autres tendus sur nos têtes formaient un épais, un imperméable plafond. Des sortes de divans ou plutôt de trônes étaient aussi recouverts d’étoffes admirables ; et une cloison faite de tentures orientales, coupant la tente en deux moitiés égales, nous séparait de la partie habitée par les femmes dont nous distinguions par moments les voix murmurantes.
On s’assit. Les deux fils du caïd prirent place auprès de leur père, qui se levait lui-même de temps en temps, disait un mot dans l’appartement voisin par-dessus la séparation ; et une main invisible passait un plat fumant que le chef nous présentait aussitôt.
On entendait jouer et crier des petits enfants auprès de leurs mères. Quelles étaient ces femmes ? Elles nous regardaient sans doute par d’invisibles ouvertures, mais nous ne les pûmes point voir.
La femme arabe, en général, est petite, blanche comme du lait, avec une physionomie de jeune mouton. Elle n’a de pudeur que pour son visage. On rencontre celles du peuple allant au travail la figure voilée avec soin, mais le corps couvert seulement de deux bandes de laine tombant l’une par devant, l’autre par derrière, et laissant voir, de profil, toute la personne.
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