Pendant tout le déjeuner on parla d’art, de littérature et d’humanité ; et les opinions de ces deux amis jetaient sur les choses une espèce de lueur troublante, macabre, car ils avaient une manière de voir et de comprendre qui me les montrait comme deux visionnaires malades, ivres de poésie perverse et magique.
Des ossements traînaient sur des tables, parmi eux une main d’écorché, celle d’un parricide, paraît-il, dont le sang et les muscles séchés restaient collés sur les os blancs. On me montra des dessins et des photographies fantastiques, tout un mobilier de bibelots incroyables. Autour de nous rôdait, grimaçant et inimaginablement drôle, un singe, familier, plein de tours et de farces à faire, pas un singe, un ami muet de ses maîtres, un ennemi sournois des nouveaux venus. Le singe fut pendu, m’a-t-on dit, par un des jeunes domestiques des Anglais, qui en voulait à l’animal. Le mort fut enterré au milieu du gazon, devant la porte du logis. On fit venir, pour le poser sur son cercueil, un énorme bloc de granit où fut gravé simplement le nom « Nip » et qui portait sur la partie haute, comme dans les cimetières d’Orient, une coupe d’eau pour les oiseaux.
Quelques jours plus tard je fus invité de nouveau chez ces Anglais originaux afin de déjeuner d’un singe à la broche, qui avait été commandé au Havre, à cette intention, chez un marchand d’animaux exotiques. L’odeur seule de ce rôti quand j’entrai dans la maison me souleva le cœur d’inquiétude, et la saveur affreuse de la bête m’enleva pour toujours l’envie de recommencer un pareil repas.
Mais MM. Swinburne et Powel furent délicieux de fantaisie et de lyrisme. Ils me contèrent des légendes islandaises traduites par M. Powel, d’une étrangeté saisissante et terrible. Swinburne parla de Victor Hugo avec un enthousiasme infini.
Je ne l’ai pas revu. Un autre écrivain étranger, un très grand, l’homme le plus intellectuel que j’aie rencontré, je veux dire par là, doué des intuitions les plus perspicaces sur l’humanité, de la philosophie la plus large, des opinions les plus indépendantes en tout, le romancier russe Ivan Tourgueneff me traduisit souvent des poèmes de Swinburne avec une vive admiration. Il critiquait aussi. Mais tout artiste a des défauts. Il suffit d’être un artiste.
Voici quelques renseignements qu’on m’a donnés sur M. Swinburne.
M. Walter Hamilton, dans son livre Le Mouvement esthétique en Angleterre, écrit que peu de gens hésiteraient à décerner à Swinburne le titre de roi des poètes esthétiques. En 1860, avant que le mouvement nouveau fût important, Swinburne avait dédié sa tragédie, La Reine Mère, à Dante Gabriel Rossetti, et son volume des Poèmes et Ballades à Burne Jones, à cet artiste qui a maintenant la place d’honneur à Grosvenor Gallery. L’un des tableaux les plus fameux de Burne Jones est inspiré du Laus Veneris de Swinburne et porte ce titre. Dans le même volume un autre poème est dédié à M. Whistler. Comme Burne Jones, Rossetti, Ruskin, A. C. Swinburne fut élève d’Oxford.
Sa naissance très aristocratique contraste singulièrement avec les tendances républicaines, très avancées, de ses Chants d’avant l’Aube .
Le grand-père du poète, Sir John Swinburne, portait le titre de baronet, appartenant à une famille qui, à travers la bonne et la mauvaise fortune, était restée fidèle à la dynastie des Stuarts.
Sir John vécut jusqu’à l’âge de 98 ans (il mourut en 1860) et durant sa longue vie, il fut l’ami de toutes les célébrités politiques et littéraires de France et d’Angleterre, réunissant le siècle à l’autre, et se souvenant aussi bien de Mirabeau et de John Wilke que de Turner et de Mulready.
Le père du poète (le plus jeune des fils de Sir John) avait une haute situation dans la Marine royale ; en 1836, il épousa Lady Jane Henrietta, fille du comte d’Ashburnham, de sorte qu’Algernon Charles Swinburne est descendant de deux des plus vieilles familles aristocratiques.
Un siège au Parlement lui fut offert par la Reform League . Il refusa, préférant vouer sa vie à l’art et à la littérature. Il passa six ans à Eton et ensuite quatre à Oxford.
Il a écrit environ trente volumes, prose et vers, et d’innombrables articles de revue.
Né en 1837, il connut tout jeune le succès. Voici la liste de ses principaux ouvrages :
La Reine Mère (1860) ; Atalante à Calydon ; Chastelard (1865) ; William Blake , essai (1868) ; Chants d’avant l’Aube (1871) ; Chant des Deux Nations ; Bothwell, Erechtheus , tragédies (1876) ; Marie Stuart , tragédie (1880).
Quand parurent les Poèmes et Ballades , le succès fut immédiat et vif chez les lettrés ; mais la critique se fâcha, la critique anglaise, étroite, haineuse dans sa pudeur de vieille méthodiste qui veut des jupes à la nudité des images et des vers, comme on en pourrait vouloir aux jambes de bois des chaises. Robert Buchanan surtout, dans son livre : l’École sensuelle, visa Swinburne avec une extrême violence. Tous les autres arbitres du goût dans l’art le suivirent ; et les mots qu’on emploie pour flageller l’immoralité cinglèrent l’artiste et l’émurent enfin.
On parla de sadisme, on cita des extraits ingénieusement mal interprétés ; et l’émotion fut si grande dans l’immorale et pudique Angleterre, reine de l’hypocrisie, que le succès du livre s’arrêta comme sous un murmure de honte nationale. Certes, il est impossible de nier que cette œuvre appartienne à l’école sensuelle, à la plus sensuelle, à la plus idéalement dépravée, exaltée, impurement passionnée des écoles littéraires, mais elle est admirable presque d’un bout à l’autre. Sans doute les amateurs de clarté, de logique et de composition s’arrêteront stupéfaits devant ces poèmes d’amour éperdus et sans suite. Ils ne les comprendront pas, n’ayant jamais senti ces appels irrésistibles et tourmentants de la volupté insaisissable, et l’inexprimable désir, sans forme précise et sans réalité possible, qui hante l’âme des vrais sensuels.
Swinburne a compris et exprimé cela comme personne avant lui, et peut-être comme personne ne le fera plus, car ils ont disparu du monde contemporain, ces poètes déments épris d’inaccessibles jouissances. Tout ce que la femme peut faire passer d’aspirations charnellement tendres, de soifs et de faims de la bouche et du cœur, et de torturantes ardeurs hantées de visions enfiévrantes pour nos yeux et pour notre sang, le poète halluciné, l’a évoqué par ses vers.
Ouvrons ce livre et lisons d’abord ceci, les deux premières strophes de : Une Ballade de Vie .
« J’ai trouvé en rêves un lieu de zéphyr et de fleurs, plein d’arbres odorants et coloré de joyeuses verdures, au milieu duquel se tenait — une dame vêtue comme l’été avec ses douces heures ; — sa beauté aussi fervente qu’une ardente lune — faisait brûler et défaillir mon sang comme une flamme sous la pluie. — Une tristesse avait rempli ses yeux bleus fatigués — et la mélancolique, la chagrine rose rouge de ses lèvres — semblait mélancolique des bonheurs en allés.
Elle tenait un petit cistre par les cordes, — en forme de cœur, les cordes tressées avec les cheveux subtilement nuancés — de quelque joueur de luth mort— qui dans les années mortes avait fait de délicieuses choses. — Les sept cordes étaient nommées ainsi : — la première corde, charité, - la seconde, tendresse, — les autres étaient plaisir, douleur, sommeil et péché, — et la sympathie qui est parente de la pitié — et est la plus impitoyable. »
Lisez ensuite Une Ballade de Mort . Puis arrêtons-nous à ce chef-d’œuvre, Laus Veneris , l’ Éloge de Vénus :
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