Pourtant il a existé et il existe des femmes écrivains qui ont eu ou qui ont du talent, beaucoup de talent. J’ai cité George Sand. D’où vient cette contradiction de la nature et cette bizarrerie fonctionnelle ?
De ceci : qu’on peut être un homme ou une femme de lettres, qu’on peut être même un grand écrivain sans être un artiste, tandis que tes grands musiciens et les grands peintres (je ne parle point de l’armée des médiocres) sont fatalement et essentiellement des artistes.
La distinction est subtile. Essayons pourtant de la noter.
Pour être un artiste, il ne suffit pas à un écrivain de penser avec puissance, de penser même avec génie, et d’exprimer sa pensée clairement et fortement.
Cela suffit pourtant pour être un grand homme.
L’artiste cherche à mettre dans son œuvre autre chose que de la pensée ; il veut y mettre cette chose mystérieuse et inexplicable qui est l’Art littéraire. Qu’est-ce que cela qu’ignorent tant de romanciers ? Comment l’expliquer au buste ?
L’artiste ne cherche pas seulement à bien dire ce qu’il veut dire, mais il veut donner à certains lecteurs une sensation et une émotion particulières, une jouissance d’art, au moyen d’un accord secret et superbe de l’idée avec les mots.
Une chose très claire et très bien exprimée d’une façon peut cependant, en modifiant un peu la phrase qui la dit, en changeant seulement la place d’un mot, produire immédiatement un effet saisissant de beauté, de vie, s’animer, s’éclairer, devenir visible, émouvante, admirable.
L’artiste, que ce soit pressentiment ou science acquise, instinct ou raisonnement, poursuit sans cesse cette beauté, cette force plastique des mots qui deviennent vibrants, vivants dans sa phrase. Il sait que derrière ce qu’il veut dire, il peut dire autre chose encore, qu’il peut donner à certains lecteurs une émotion exquise, remuer leur âme, éveiller leur esprit, leur ouvrir des horizons rien que par des intentions obscures, cachées dans le style. Il met la délicate musique de l’expression sur la chanson de la pensée. Il sait qu’il suffit de poser un adjectif ici ou là, pour ajouter à l’idée même une puissance irrésistible, pour la revêtir d’une beauté presque physique ; il sait qu’en modifiant un rien l’ordonnance seule de sa phrase, il peut en changer toute la signification secrète. Il sait qu’avec des mots on peut rendre visibles les choses comme avec des couleurs ; il sait qu’ils ont des tons, des lumières, des ombres, des notes, des mouvements, des odeurs ; que, destinés à raconter tout ce qui est, ils sont tout, musique, peinture, pensée, en même temps qu’ils peuvent tout ; que lourds, et flasques, simples syllabes douées d’un sens, sous les doigts des lourdauds de lettres, ils deviennent sous la plume d’un artiste des êtres vivants, spirituels et beaux. Alors, voulant donner à ce qu’il dit une valeur complexe participant de tous les arts, l’écrivain jette des sous-entendus dans leurs sonorités combinées, indique des nuances dans leur disposition, glisse des insinuations dans leurs accords, met des intentions dans les virgules.
Faut-il un exempte ? Thiers fut un historien clair, précis, méthodique et nullement artiste. On le comprend bien, on estime son talent.
Mais ouvrons Michelet, et nous voyons immédiatement les personnages d’autrefois vivants, comme s’ils apparaissaient devant nous, avec leur figure, leurs gestes, toute leur allure, évoqués par un seul mot, dressés debout dans l’histoire d’une façon définitive.
Sitôt qu’il touche à une époque, ce grand résurrecteur du passé, il la fait apparaître tout entière, rien que par quelques adjectifs. Par ta vigueur du mot choisi, par la précision du verbe, par la justesse de l’épithète, par la contexture savante et bizarre de sa phrase, il réveille en quelques lignes tout un peuple disparu.
Celui-là, c’était un grand artiste. Cela, c’est l’art.
Pourtant, beaucoup d’hommes ont été de grands historiens sans être des artistes à la façon de Michelet. Beaucoup de romanciers ne sont point des artistes puisque Balzac, le plus grand de tous, n’en fut pas un, puisque Stendhal n’en fut pas un.
La poursuite de cette beauté est autre que la recherche de l’intérêt ou que la préoccupation de la vérité.
Les femmes ont de l’imagination, de l’invention, du charme, du pathétique et du dramatique, mais elles n’ont jamais eu, elles n’auront jamais le sens divin de l’art. Et voilà pourquoi il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de femmes poètes. Car les poètes, comme les musiciens et comme les peintres, doivent être avant tout des artistes. Sans cela ils ne sont rien. Qu’on lise de Victor Hugo Booz endormi, de Leconte de Lisle Les Éléphants, pour comprendre ce dont est incapable l’esprit des femmes.
Ce qu’il y a de très remarquable chez les femmes intelligentes, c’est un sens de la vie bien supérieur en général à celui des hommes ; c’est pour cela qu’elles deviennent souvent d’admirables politiciennes. Douées d’une ruse native surprenante, d’un flair presque infaillible, d’une souplesse et d’une pénétration excessives, elles ont une manière de voir les choses et de se prêter aux événements, en rêveuses désillusionnées, qui nous étonne bien souvent.
George Sand, dont on publie en ce moment la correspondance, se montre à nous tout entière dans ses lettres, avec son grand esprit, sa large philosophie, un délicieux bon sens, une complète indépendance, et en même temps quelques-uns des défauts féminins. Ce qu’on remarque d’abord, c’est qu’elle n’a jamais même songé à être un artiste.
Elle parle de son métier en personne pratique avec la pensée constante de l’argent gagné, honnêtement gagné. Elle ne prononce jamais le mot Art, sauf dans une lettre à Flaubert, à la façon d’un écho. Jamais elle ne semble avoir senti le frisson sacré, l’émotion délicieuse, l’ivresse divine de la création artiste. Jamais la seule griserie de l’œuvre ne met du feu dans ses veines et de la folie dans sa tête. Elle confesse elle-même qu’elle savate ses romans, tant elle produit facilement, sans préoccupation de tout ce travail voilé, de tout ce travail d’intentions, qui rendait si compliquée la besogne de Flaubert.
Elle a même écrit : « J’ai au moins le bonheur d’être tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter comme un gagne-pain. »
C’est donc la nécessité seule qui l’a faite femme de lettres, et non chez elle l’éclosion normale du talent qui germe et grandit, malgré tous les obstacles, quand sa graine mystérieuse a été jetée dans un être.
Mais aussi a-t-elle eu la faculté de ne jamais devenir un homme de lettres. Et voilà pourquoi elle nous apparaît si grande, charmante, sincère et bonne.
Si, en général, la femme artiste est un monstre dans la nature, l’homme de lettres en est un autre, un monstre autant par ses qualités que par ses défauts, car, en lui, aucun sentiment simple n’existe plus. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il éprouve, tout ce qu’il sent, ses foies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs deviennent instantanément des sujets d’observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les cœurs, les visages, les gestes, les intentions. Sitôt qu’il a vu, quoi qu’il ait vu, il lui faut le pourquoi. Il n’a pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui soit franc ; pas une de ces actions spontanées qu’on fait parce qu’on doit les faire, sans savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte ensuite. Il ne vit pas, il regarde vivre les autres et lui-même.
S’il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans un carton. Il se dit, en revenant du cimetière où il a laissé celui ou celle qu’il aimait le plus au monde
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