Ces révolutions littéraires ne se font pas toutefois sans grand bruit, car le public, accoutumé à ce qui existe, ne s'occupant de lettres que par passe-temps, peu initié aux secrets d'alcôve de l'art, indolent pour ce qui ne touche point ses intérêts immédiats, n'aime pas à être dérangé dans ses admirations établies, et redoute tout ce qui le force à un travail d'esprit autre que celui de ses affaires.
Il est d'ailleurs soutenu dans sa résistance par tout un parti de littérateurs sédentaires, l'armée de ceux qui suivent par instinct les sillons tracés, dont le talent manque d'initiative. Ceux-là ne peuvent jamais rien imaginer au-delà de ce qui existe, et quand on leur parle des tentatives nouvelles, ils répondent doctoralement : « On ne fera pas mieux que ce qui est. » Cette réponse est juste ; mais tout en admettant qu'on ne fera pas mieux, on peut bien convenir qu'on fera autrement. La source est la même, soit ; mais on changera le cours, et les circuits de l'art seront différents, ses accidents autrement variés.
Donc Zola est un révolutionnaire. Mais un révolutionnaire élevé dans l'admiration de ce qu'il veut démolir, comme un prêtre qui quitte l'autel, comme M. Renan soutenant en somme la Religion, dont bien des gens l'ont cru l'ennemi irréconciliable.
Ainsi, tout en attaquant violemment les romantiques, le romancier qui s'est baptisé naturaliste emploie les mêmes procédés de grossissement, mais appliqués d'une manière différente.
Sa théorie est celle-ci : Nous n'avons pas d'autre modèle que la vie puisque nous ne concevons rien au-delà de nos sens ; par conséquent, déformer la vie est produire une œuvre mauvaise, puisque c'est produire une œuvre d'erreur. L'imagination a été ainsi définie par Horace :
Humano capiti cervicem pictor equinam
Jungere si velit, et varias inducere plumas
Undique co11atis membris, ut turpiter atrum
Desinit in piscem mulier formosa superne…
C'est-à-dire que tout l'effort de notre imagination ne peut parvenir qu'à mettre une tête de belle femme sur un corps de cheval, à couvrir cet animal de plumes et à le terminer en hideux poisson ; soit à produire un monstre.
Conclusion : Tout ce qui n'est pas exactement vrai est déformé, c'est-à-dire devient un monstre. De là à affirmer que la littérature d'imagination ne produit que des monstres, il n'y a pas loin.
Il est vrai que l'œil et l'esprit des hommes s'accoutument aux monstres, qui, dès lors, cessent d'en être, puisqu'ils ne sont monstres que par l'étonnement qu'ils excitent en nous.
Donc, pour Zola, la vérité seule peut produire des œuvres d'art. Il ne faut donc pas imaginer ; il faut observer et décrire scrupuleusement ce qu'on a vu.
Ajoutons que 1e tempérament particulier de l'écrivain donnera aux choses qu'il décrira une couleur spéciale, une allure propre, selon la nature de son esprit. Il a défini ainsi son naturalisme : « La nature vue à travers un tempérament » ; et cette définition est la plus claire, la plus parfaite qu'on puisse donner de la littérature en général. Ce TEMPÉRAMENT est la marque de fabrique ; et le plus ou moins de talent de l'artiste imprimera une plus ou moins grande originalité aux visions qu'il nous traduira.
Car la vérité absolue, la vérité sèche, n'existe pas, personne ne pouvant avoir la prétention d'être un miroir parfait. Nous possédons tous une tendance d'esprit qui nous porte à voir, tantôt d'une façon, tantôt d'une autre ; et ce qui semble vérité à celui-ci semblera erreur à celui-là. Prétendre faire vrai, absolument vrai, n'est qu'une prétention irréalisable, et l'on peut tout au plus s'engager à reproduire exactement ce qu'on a vu, tel qu'on l'a vu, à donner les impressions telles qu'on les a senties, selon les facultés de voir et de sentir, selon l'impressionnabilité propre que la nature a mise en nous. Toutes ces querelles littéraires sont donc surtout des querelles de tempérament ; et on érige le plus souvent en questions d'école, en questions de doctrine, les tendances diverses des esprits.
Ainsi Zola, qui bataille avec acharnement en faveur de la vérité observée, vit très retiré, ne sort jamais, ignore le monde. Alors que fait-il ? Avec deux ou trois notes, quelques renseignements venus de côtés et d'autres il reconstitue des personnages, des caractères, il bâtit ses romans. Il imagine enfin, en suivant le plus près possible la ligne qui lui paraît être celle de la logique, en côtoyant la vérité autant qu'il le peut.
Mais fils des romantiques, romantique lui-même dans tous ses procédés, il porte en lui une tendance au poème, un besoin de grandir, de grossir, de faire des symboles avec les êtres et les choses. Il sent fort bien d'ailleurs cette pente de son esprit ; il la combat sans cesse pour y céder toujours. Ses enseignements et ses œuvres sont éternellement en désaccord.
Qu'importent, du reste, les doctrines, puisque seules les œuvres restent ; et ce romancier a produit d'admirables livres qui gardent quand même, malgré sa volonté, des allures de chants épiques. Ce sont des poèmes sans poésies voulues, sans les conventions adoptées par ses prédécesseurs, sans aucune des rengaines poétiques, sans parti pris, des poèmes où les choses, quelles qu'elles soient, surgissent égales dans leur réalité, et se reflètent élargies, jamais déformées, répugnantes ou séduisantes, laides ou belles indifféremment, dans ce miroir grossissant mais toujours fidèle et probe que l'écrivain porte en lui.
Le Ventre de Paris n'est-il pas le poème des nourritures ?
L'Assommoir le poème du vin, de l'alcool et des soûleries ?
Nana n'est-il pas le poème du vice ?
Qu'est donc ceci, sinon de la haute poésie, sinon l'agrandissement magnifique de la gueuse ?
« Elle demeurait debout au milieu des richesses entassées de son hôtel, avec un peuple d'hommes abattus à ses pieds. Comme ces monstres antiques dont le domaine redouté était couvert d'ossements, elle posait ses pieds sur des crânes ; et des catastrophes l'entouraient : la flambée furieuse de Vandeuvres, la mélancolie de Fourcamont perdu dans les mers de Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l'imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges veillé par Philippe, sorti la veille de prison. Son œuvre de ruine et de mort était faite ; la mouche envolée de l'ordure des faubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonné ces hommes, rien qu'à se poser sur eux. C'était bien, c'était juste ; elle avait vengé son monde, les gueux et les abandonnés. Et, tandis que dans une gloire, son sexe montait et rayonnait sur ces victimes étendues, pareil à un soleil levant qui éclaire un champ de carnage, elle gardait son inconscience de bête superbe, ignorante de sa besogne, bonne fille toujours. »
Ce qui a déchaîné, par exemple, contre Émile Zola les ennemis de tous les novateurs, c'est la hardiesse brutale de son style. Il a déchiré, crevé les conventions du « comme-il-faut » littéraire, passant au travers, ainsi qu'un clown musculeux dans un cerceau de papier. Il a eu l'audace du mot propre, du mot cru, revenant en cela aux traditions de la vigoureuse littérature du XVI esiècle ; et, plein d'un mépris hautain pour les périphrases polies, il semble s'être approprié le célèbre vers de Boileau :
J'appelle un chat un chat, etc.
Il semble même pousser jusqu'au défi cet amour de la vérité nue, se complaire dans les descriptions qu'il sait devoir indigner le lecteur, et le gorger de mots grossiers pour lui apprendre à les digérer, à ne plus faire le dégoûté.
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