Son style large, plein d'images, n'est pas sobre et précis comme celui de Flaubert, ni ciselé et raffiné comme celui de Théophile Gautier, ni subtilement brisé, trouveur, compliqué, délicatement séduisant comme celui de Goncourt ; il est surabondant et impétueux comme un fleuve débordé qui roule de tout.
Né écrivain, doué merveilleusement par la nature, il n'a point travaillé comme d'aubes à perfectionner jusqu'à l'excès son instrument. Il s'en sert en dominateur, le conduit et le règle à sa guise, mais il n'en a jamais tiré ces merveilleuses phrases qu'on trouve en certains maîtres. Il n'est point un virtuose de la langue, et il semble même parfois ignorer quelles vibrations prolongées, quelles sensations presque imperceptibles et exquises, quels spasmes d'art certaines combinaisons de mots, certaines harmonies de construction, certains incompréhensibles accords de syllabes produisent au fond des âmes des raffinés fanatiques, de ceux qui vivent pour le Verbe et ne comprennent rien en dehors de lui.
Ceux-là sont rares, du reste, très rares, et incompris de tous quand ils parlent de leurs tendresses pour la phrase. On les traite de fous, on sourit, on hausse les épaules, on proclame : « La langue doit être claire et simple, rien de plus. »
Il serait inutile de parler musique aux gens qui n'ont point d'oreille.
Émile Zola s'adresse au public, au grand public, à tout le public, et non pas aux seuls raffinés. Il n'a point besoin de toutes ces subtilités ; il écrit clairement, d'un beau style sonore. Cela suffit.
Que de plaisanteries n'a-t-on point jetées à cet nomme, de plaisanteries grossières et peu variées. Vraiment, il est facile de faire de la critique littéraire en comparant éternellement un écrivain à un vidangeur en fonctions, ses amis à des aides, et ses livres à des dépotoirs. Ce genre de gaieté d'ailleurs n'émeut guère un convaincu qui sent sa force.
D'où vient cette haine ? Elle a bien des causes. D'abord la colère des gens troublés dans la tranquillité de leurs admirations, puis la jalousie de certains confrères, et l'animosité de certains autres qu'il avait blessés dans ses polémiques, puis enfin l'exaspération de l'hypocrisie démasquée.
Car il a dit crûment ce qu'il pensait des hommes, de leurs grimaces et de leurs vices cachés derrière des apparences de vertus ; mais la théorie de l'hypocrisie est tellement enracinée chez nous, qu'on permet tout excepté cela. Soyez tout ce que vous voudrez, faites tout ce qu'il vous plaira, mais arrangez-vous de façon que nous puissions vous prendre pour un honnête homme. Au fond, nous vous connaissons bien, mais il nous suffit que vous fassiez semblant d'être ce que vous n'êtes pas ; et nous vous saluerons, et nous vous tendrons la main.
Or Émile Zola a réclamé énergiquement et a pris sans hésiter la liberté de tout dire, la liberté de raconter ce que chacun fait. Il n'a point été dupe de la comédie universelle, et ne s'y est pas mêlé. Il s'est écrié : « Pourquoi mentir ainsi ? Vous ne trompez personne. Sous tous ces masques rencontrés tous les visages sont connus. Vous vous faites, en vous croisant, de fins sourires qui veulent dire : « Je sais tout » ; vous vous chuchotez à l'oreille les scandales, les histoires corsées, les dessous sincères de la vie ; mais si quelque audacieux se met à parler fort, à raconter tranquillement d'une voix haute et indifférente, tous ces secrets de Polichinelle des mondains, une clameur s'élève, et des indignations feintes, et des pudeurs de Messaline, et des susceptibilités de Robert Macaire. — Eh bien, moi, je vous brave, je serai cet audacieux. » Et il l'a été. Personne peut-être, dans les lettres, n'a excité plus de haines qu'Émile Zola. Il a cette gloire de plus de posséder des ennemis féroces, irréconciliables, qui, à toute occasion, tombent sur lui comme des forcenés, emploient toutes les armes, tandis que lui les reçoit avec des délicatesses de sanglier. Ses coups de boutoir sont légendaires.
Or, si quelquefois les horions qu'il a reçus l'ont un peu meurtri, que n'a-t-il pas pour se consoler ? Aucun écrivain n'est plus connu, plus répandu aux quatre coins du monde. Dans les plus petites villes étrangères on trouve ses livres chez tous les libraires, en tous les cabinets de lecture. Ses adversaires les plus enragés ne contestent plus son talent ; et l'argent dont il a tant manqué entre maintenant à flots chez lui.
Émile Zola a donc la rare fortune de posséder de son vivant ce que bien peu arrivent à conquérir : la célébrité et la richesse. On pourrait compter les artistes sur qui ce bonheur est tombé, tandis que ceux devenus illustres après leur mort, et dont les œuvres n'ont été payées à prix d'or qu'à leurs arrière-héritiers, sont innombrables.
III
Zola a aujourd'hui quarante et un ans. Sa personne répond à son talent. Il est de taille moyenne, un peu gros, d'aspect bonhomme mais obstiné. Sa tête, très semblable à celle qu'on retrouve dans beaucoup de vieux tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d'intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé, et le nez droit s'arrête, coupé net comme par un coup de ciseau trop brusque au-dessus de la lèvre supérieure ombragée d'une moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent méchant, souvent ironique, tandis qu'un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d'une façon drôle et moqueuse.
Toute sa personne ronde et forte donne l'idée d'un boulet de canon ; elle porte crânement son nom brutal, aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement des deux voyelles.
Sa vie est simple, toute simple. Ennemi du monde, du bruit, de l'agitation parisienne, il a vécu d'abord très retiré en des appartements situés loin des quartiers agités. Il s'est maintenant réfugié en sa campagne de Médan qu'il ne quitte plus guère.
Il a cependant un logis à Paris où il passe environ deux mois par an. Mais il paraît s'y ennuyer et se désole d'avance quand il va lui falloir quitter les champs.
A Paris, comme à Médan, ses habitudes sont les mêmes, et sa puissance de travail semble extraordinaire. Levé tôt, il n'interrompt sa besogne que vers une heure et demie de l'après-midi, pour déjeuner. Il se rassied à table vers trois heures jusqu'à huit, et souvent même il se remet à l'œuvre dans la soirée. De cette façon, pendant des années il a pu, tout en produisant près de deux romans par an, fournir un article quotidien au Sémaphore de Marseille, une chronique hebdomadaire à un grand journal parisien et une longue étude mensuelle à une importante revue russe.
Sa maison ne s'ouvre que pour des amis intimes et reste impitoyablement fermée aux indifférents. Pendant ses séjours à Paris, il reçoit généralement le jeudi soir. On rencontre chez lui son rival et ami Alphonse Daudet, Tourgueneff, Montrosier, les peintres Guillemet, Manet, Coste, les jeunes écrivains dont on fait ses disciples, Huysmans, Hennique Céard, Rod et Paul Alexis, souvent l'éditeur Charpentier. Duranty était un habitué de la maison. Parfois apparaît Edmond de Goncourt, qui sort peu le soir, habitant très loin. Pour les gens qui cherchent dans la vie des hommes et dans les objets dont ils s'entourent les explications des mystères de leur esprit, Zola peut être un CAS intéressant. Ce fougueux ennemi des romantiques s'est créé à la campagne comme à Paris, des intérieurs tout romantiques.
A Paris, sa chambre est tendue de tapisseries anciennes ; un lit Henri II s'avance au milieu de la vaste pièce éclairée par d'anciens vitraux d'église qui jettent leur lumière bariolée sur mille bibelots fantaisistes, inattendus en cet antre de l'intransigeance littéraire. Partout des étoffes antiques, des broderies de soie vieillies, de séculaires ornements d'autel.
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