Mais ce qu'il y a de particulièrement hardi et vrai dans ce livre, ce sont tous les détails intimes, les détails secrets, honteux et grotesques des liaisons tendres. Sans peur des indignations, le romancier a tout osé, tout dit, avec une bonne foi qui semble naïve. Il lave devant nous le linge sale de l'amour.
Le dénouement, d'une simplicité inattendue, sans machinations, sans drame, sans scènes violentes, apparaît comme une révélation.
Je me garderai d'une analyse plus complète de ce remarquable roman. Les livres d'observation ne sont point de ceux qu'on raconte.
Avec des allures moins vives, des hardiesses moins brutales, mais non moins complètes, le dernier livre de René Maizeroy : Celles qui osent, nous donne une note fort différente.
Aimant les femmes plus que tout au monde, cet écrivain raffiné, subtil et charmant nous offre une série de portraits de celles qui osent.
Quelle que soit la séduction des femmes absolument honnêtes, elles ont-certes moins d'attrait pour nous que celles dont on peut tout espérer. C'est à celles qui osent que nous devons nos meilleures joies et notre plus tendre reconnaissance.
René Maizeroy, dans une suite de nouvelles tantôt délicates, tantôt terribles, esquisse, à traits fins et puissants, de séduisantes figures de femmes.
Son style, plus sobre que dans ses derniers livres, indique plus fermement les lignes.
Ce qui transparaît avant tout dans ce volume, dans chaque conte, dans chaque phrase, c'est l'amour de la femme. La femme est là-dedans tout entière avec tout ce qu'il y a en elle de troublant pour nous ; avec sa nature câline, trompeuse, grisante, tendre et passionnée. On y sent la chair fraîche comme dans la demeure de l'ogre.
Il faudrait citer un à un ces courts et énergiques récits, depuis P.P.C. jusqu'à Sœur Jeanne.
Et je trouve dans P.P.C. quelques lignes qui donneront la note précise de ce livre plus qu'une longue explication.
« C'était (le baron Octave de Despeyroux) un passionné qui aimait la femme pour la femme, qu'elle fût rousse, blonde ou brune. Il avait des joies de collégien, des idolâtries de dévot à chaque alcôve qu'il remplissait du bruit de ses baisers. Il les adorait toutes, sans en aimer une seule, et n'avait qu'un but, qu'un rêve, les posséder les unes après les autres, dépenser dans leurs bras ses forces et ses millions, n'exister, ne penser, ne jouir que pour elles et avec elles.
« Et tout ce qui n'était pas l'amour lui semblait inutile et dérisoire. Les blondeurs d'une nuque, les contours d'un corsage, les dentelles d'une jupe bornaient son horizon, lui cachaient des réalités, l'emportaient en des paradis artificiels dont il ne s'échappait pas. Il trouvait les nuits trop brèves et les journées interminables. »
On pourrait écrire ces deux phrases comme épigraphe à Celles qui osent. Tant pis pour ceux qui jugeront ce volume un peu… cantharidé.
Sursum corda
( Le Gaulois , 3 décembre 1883)
Notre vieille Académie a des regains tous les ans. Elle fait refriser la petite tour qui lui sert aujourd'hui de perruque, ajuste dessus un bonnet de douairière à rubans, puis descend au coin du quai.
Tout le long des boîtes de livres étalés par les bouquinistes, des jeunes gens aux longs cheveux vont d'un pas lent, feuilletant les ouvrages. Elle leur souffle dans l'oreille : « Jeune homme, jeune homme, écoutez-moi. Si vous voulez monter chez moi, nous nous amuserons beaucoup. C'est tout près, là, dans cette maison, dont le toit a l'air d'un melon. Nous ferons un beau concours en vers français. Hein ! C’est amusant, ça ? Et je vous donnerai des prix. J'ai de l'argent que m'ont laissé de vieux messieurs. Je vous donnerai des prix de dix mille francs, de cinq mille, de deux mille et quinze cents. Venez ! »
Les jeunes gens sont tentés. Ils montent.
Donc, notre vieille Académie vient de distribuer ses prix. Elle avait offert comme thème, à l'inspiration payée des poètes, l'éloge de Lamartine. Ils ont rimé là-dessus quelques milliers de vers quelconques. Quelques bonshommes cérémonieux les ont lus et appréciés ; puis ils ont désigné un vainqueur, pour des motifs littéraires importants que nous ne pénétrons point ; et ils lui ont donné un satisfecit. Comme jadis le proviseur, M. Camille Doucet a proclamé :
« Premier prix de poésie française M. X…
Deuxième M. Y…
Troisième M. Z… »
Puis on a remis aux trois lauréats une bourse contenant de l'argent.
Mais comme il ne faut pas laisser tomber le niveau de l'art, et comme elle croit, la vieille, que c'est avec des écus seulement qu'on entretient chez les jeunes gens l'inspiration indépendante, la hauteur d'âme, la liberté des élans et la grande flamme poétique, elle a choisi avec peine un nouveau sujet pour l'année prochaine.
Or, comme elle est pleine d'idées nobles et généreuses, et comme elle a constaté de sa fenêtre « un certain abaissement des esprits, des âmes, et des caractères », elle a cherché « une formule qui, sans arrière-pensée, embrassât à la fois, dans un idéal poétique, l'art et la morale, la religion et le patriotisme » (on pourrait ajouter la cuisine et la trigonométrie). Alors un cri s'échappa de sa conscience : Sursum corda ! Son sujet était trouvé.
L'année prochaine elle trouvera de la même façon Kyrie eleison , et l'année d'après : « Deux et deux font quatre. »
Sursum corda ! Si seulement cela voulait dire : « Mes chers enfants, j'ai un petit cadeau à vous faire, et, comme il me faut un prétexte, je désire que vous me composiez une pièce de vers sur un sujet qui ne signifie rien du tout. Donc, allez-y franchement, avec votre nature d'artiste, votre inspiration propre et votre tempérament personnel. Que les lyriques fassent du lyrisme, que les familiers fassent de la poésie intime, les élégants de la poésie gracieuse. La seule devise de l'art est « Liberté. » Si tu disais cela, on te saluerait très bas, vieille !
Mais non, Sursum corda signifie : « Vous allez me parler de patrie, de revanche, d'honneur national ! Mettre en vers pompeux toutes les rengaines inutiles, faire rimer France avec espérance, Allemagne avec Que la honte accompagne. »
Mais, pauvre infirme, tu ferais bien mieux de leur donner un prix de gymnastique, à ces poètes. Cela servirait davantage tes desseins magnanimes.
Sursum corda ! Ils vont pondre dix mille vers que dix personnes liront, et cela pour faire sortir de leur abaissement « les esprits, les âmes et les caractères ! »
Oh ! Le bon billet, vraiment ! Y a-t-il rien de plus naïf, de plus niais, de plus enfantin ?
Oh ! Les concours académiques !
On ne comprendra donc jamais qu'il serait aussi stupide de vouloir imposer un sujet à un vrai poète que de forcer un chapelier à fabriquer des couteaux.
Et puis, morbleu ! Pourquoi l'Académie vient-elle se mêler de protéger les jeunes talents, elle qui sert d'Invalides à ceux qui sont fatigués.
Quel est son rôle ? Conserver les traditions de la langue française, ces traditions que les jeunes écrivains ont le devoir de saper sans cesse.
Cette assemblée d'hommes âgés veille autour du style académique, comme les antiques vestales autour du feu sacré. Elle veille à ce qu'il ne s'éteigne point.
Elle est la gardienne respectable des vieilles locutions de jadis. Mais aussi par cela même, elle devient l'ennemie professionnelle des artistes nouveaux, hardis, novateurs, indépendants, indépendants surtout.
Quand le plus grand romancier qui ait jamais vécu, Balzac, l'immortel Balzac, cet oseur, cet unique génie, désira se coiffer du dôme où sommeillent les Quarante , la vieille se mit à rire comme une petite folle. Balzac, de l'Académie ! Ah- ah-ah ! Que c'était drôle, vraiment !
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