Le style constamment soigné de Païenne a étonné bien des lecteurs habitués aux brusqueries et même aux brutalités de la phrase moderne. J'ai dit que Païenne était un poème, et un poème remarquable. Il est écrit en une sorte de prose poétique souvent heureuse, souvent charmante, souvent aussi maniérée, dans sa préciosité chantante.
Or, Mme Juliette Lamber reçut, vers le printemps dernier, un manuscrit d'un jeune homme, M. Francis Poictevin. Ce manuscrit portait le titre de Ludine. Après l'avoir lu, elle répondit la lettre suivante
« Ni la forme, ni le fond, ni le genre de votre étude féminine de Ludine ne peuvent convenir à la Nouvelle Revue. Cette prostituée inconsciente, idiote, autour de laquelle s'agitent tous les vices et toutes les bêtises sans qu'aucuns aient le relief satanique qui donne des allures dantesques au mal ; votre style cherché, tourmenté, souvent incompréhensible pour une femme passionnée de clarté, de belle langue française, me font vous dire : Il n'y aura jamais rien de commun entre votre talent et ce que je goûte. »
Ce qui veut dire, en dix lignes, mais clairement : « Votre livre est détestable. »
Une lettre aussi catégorique a lieu de surprendre quand on a lu ce roman de Ludine qui est, à beaucoup de points de vue, particulièrement intéressant. Intéressant par ses défauts même, autant que par ses qualités.
M. Francis Poictevin est atteint d'un mal étrange et presque inguérissable : la maladie du mot. Doué d'une observation infiniment délicate qui note surtout les presque insaisissables impressions, les fuyantes sensations, les malaises de l'âme, les troubles douloureux de l'être, qui s'attache à l'existence ordinaire, à l'incompréhensible, et monotone, et plate existence, qui pénètre dans les habitudes quotidiennes, et s'acharne aux détails presque insignifiants qui forment comme la pâte commune de notre vie, il s'imagine que, pour exprimer ces choses presque imperceptibles, pour nous les faire comprendre dans leur pauvre et si passagère réalité, il faut un vocabulaire spécial et des formes de phrase inusitées. Alors il invente des mots, il invente des verbes, des adverbes et des participes, il déforme les autres, combine des sens et des sons, et crée une langue curieuse, confuse, difficile, dont il faudrait presque la clef.
C'est une étude de le lire, mais une étude instructive et salutaire.
Il existe parmi les écrivains deux tendances : l'une qui pousse à simplifier ce qui est compliqué, l'autre qui pousse à compliquer ce qui est simple. M. Poictevin aime à compliquer, non seulement la pensée, mais aussi l'expression. Et, vraiment, je me demande s'il n'est pas possible de dire les choses les plus délicates, de saisir les impressions les plus fuyantes et de les fixer clairement avec les mots que nous employons ordinairement. Tout dépend de la manière de s'en servir. Tous ces engrenages de phrases, ces incidents interminables, ces contorsions, ces inversions, ces cabrioles et surtout ces déformations ne servent, le plus souvent, me semble-t-il, qu'à donner de la peine au lecteur.
Mais, une fois cette critique faite, je m'étonne que Mme Adam n'ait pas compris et savouré ce qu'il y a de remarquable dans Ludine, cette observation si profonde, si aiguë, si personnelle, si artistique de l'âme souffrante. Ce livre est curieux surtout parce qu'il est le type nouveau de cette littérature maladive, mais singulièrement pénétrante, subtile, chercheuse qui nous vient de ces deux maîtres modernes, Edmond et Jules de Goncourt. Le disciple n'a pas la sûreté du patron, sa dextérité à jouer avec la langue, à la disloquer à sa guise, à lui faire dire ce qu'il veut. Il est souvent confus, il peine, il s'efforce, il souffre, mais il nous rappelle en certaines pages ces chefs-d'œuvre, Manette Salomon et Germinie Lacerteux.
Jamais M. Francis Poictevin n'ira à ce qu'on appelle le grand public. Il peut en faire son deuil dès aujourd'hui. Mais il donnera aux artistes difficiles, aux artistes délicats, de très intéressantes et très nouvelles études. Ceux-là le liront, ils en seront peut-être un peu courbaturés le lendemain, mais ils en seront aussi souvent ravis. Sa manière est pénible, mais curieuse, et, parmi les livres parus depuis peu, Ludine me semble un des plus remarquables, sans oublier toutefois les petits contes, clairs ceux-là, et charmants, et si vrais, de M. Francis Enne, un autre jeune écrivain dont la renommée se fait vite.
À propos du peuple
( Le Gaulois , 19 novembre 1883)
Un écrivain de grand talent, M. Jules Vallès, me prenait à partie l'autre jour, et, me faisant l'honneur de me nommer au milieu d'illustres romanciers, il nous reprochait de ne pas écrire pour le peuple, de ne pas nous occuper de ses besoins, de mépriser la politique, etc. En un mot, nous ne nous inquiétons nullement de la question du pain ; et c'est là un crime qui suffirait à nous désigner, comme otages, à la prochaine révolution.
Au fond, M. Vallès, qui a pour les barricades un amour immodéré, n'admet point qu'on aime autre chose. Il s'étonne qu'on puisse loger ailleurs que sur des pavés entassés, qu'on puisse rêver d'autres plaisirs, s'intéresser à d'autres besognes. Je respecte cet idéal littéraire, tout en réclamant le droit de conserver le mien, qui est différent. Certes la barricade a du bon, comme sujet à écrire. M. Vallès l'a souvent prouvé ; mais je ne crois pas qu'elle soit plus utile à la question des boulangeries populaires que les amours de Paul et de Virginie.
Théophile Gautier, qui avait l'horreur du pain, prétendait que cette colle fade et insipide était une invention occidentale bête et dangereuse, imaginée par les bourgeois avares et qui leur avait valu des révolutions.
Je n'userai point de cet argument, bien qu'il me paraisse avoir tout juste autant de rapport avec la question, que la littérature en a avec la misère publique.
Certes, nous ne nourrissons point le peuple. Mais les sculpteurs non plus, non plus les violonistes, non plus les aquarellistes, non plus les graveurs de camées, et en général tous ceux qui se livrent à des professions artistiques.
Nous n'écrivons pas pour le peuple ; nous nous soucions peu de ce qui l'intéresse en général ; c'est vrai, nous ne sommes pas du peuple. L'Art, quel qu'il soit, ne s'adresse qu'à l'aristocratie intellectuelle d'un pays. Je m'étonne qu'on puisse confondre.
Si une nation ne se composait que du peuple, je comprendrais le reproche que nous adresse M. Vallès. Il n'en est point ainsi, heureusement !
Une nation se compose de couches très diverses (pour me servir d'une expression célèbre), allant des plus basses aux plus hautes, des plus ignorantes aux plus éclairées.
Le peuple, la foule, peine, s'agite, souffre, il est vrai, de mille privations, justement parce qu'il est le peuple, c'est-à-dire la masse à peine civilisée, illettrée, brutale. Mais une sélection se fait peu à peu dans cette foule. Des hommes plus intelligents s'en détachent, forment une autre classe intermédiaire, plus cultivée, supérieure. Cette classe a déjà des goûts, des besoins, des aspirations, un idéal enfin tout différents de ceux de la couche au-dessous.
Et toujours le même travail se produit dans la foule. Toujours les êtres d'élite s'élèvent, se séparent de la populace originelle, forment des classes d'individus de plus en plus cultivés, de plus en plus supérieurs.
La transformation complète, achevée, constitue l'aristocratie. Par aristocratie, je ne veux pas parler de la noblesse, mais, de toute la partie vraiment intelligente d'une nation. Car le même phénomène social se reproduit en sens inverse, et les races qui furent supérieures retournent souvent au peuple par suite de l'affaiblissement cérébral des générations.
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