Alors sur ce rameau d’où son bonheur a fui,
On voit pencher sa tête et se faner sa plume.
Et plus d’un jeune cœur, dont le désir s’allume,
Voudrait aimer comme elle, expirer comme lui ! »
Et je ne puis résister au désir de citer encore les premiers vers seulement du Dieu Pu :
« Il est en Chine un petit Dieu bizarre
Dieu sans pagode et qu’on appelle Pu.
J’ai pris son nom dans un livre assez rare
Que le dit frais, souriant et trapu.
Il a son peuple au long des poteries
Et règne en paix sur ces magots poupins
Qui vont cueillant des pivoines fleuries
Aux buissons bleus des paysages peints. »
N’est-ce point d’une grâce adorable et d’un inimitable joli ? Louis Bouilhet était avant tout un artiste en rythmes. Les poètes d’aujourd’hui sont d’abord des artistes en rimes.
Je vais tâcher de me faire comprendre, sans être sûr d’y parvenir. Les ouvriers « du métier » peuvent seuls apprécier bien nettement ces subtiles questions d’art, et saisir au premier coup d’œil la valeur vraie d’une œuvre poétique.
La qualité maîtresse de Bouilhet, c’est le rythme. Il savait comme personne forger les grands vers sonores et leur donner juste le degré de sonorité que comportait la pensée représentée par les mots. Les mots, outre leur valeur propre, prennent une valeur changeante, essentielle, selon la place qu’ils occupent, selon mille circonstances de voisinage, d’influences, de rapports, d’association. Tout l’art du rythme est fait de nuances, de sons voilés, d’accords secrets, du mariage harmonieux de la chose avec le terme. Seuls les grands artistes sentent, et savent, et règlent à leur gré ces mystérieuses combinaisons. Hugo, en cet art, est le maître des maîtres.
La plus grande préoccupation des poètes actuels, c’est la rime. On croit en général qu’il suffit pour que la rime semble bonne, qu’elle soit variée et possède la consonne d’appui. Nullement. La vraie rime, la rime géniale est plus difficile à découvrir qu’un diamant comme le Régent . Il faut qu’elle soit imprévue, qu’elle étonne et ravisse. Le poète, après avoir jeté sa première rime doit donner, par la seconde, une secousse de surprise et de bonheur au cœur des artistes. En dehors du charme de la pensée, en dehors de la valeur particulière du vers, la rime est un monde. On ne peut définir cette puissance ; il faut la sentir : elle doit être quelque chose comme un jeu de mots compliqué, qui serait en même temps une exquise œuvre d’art.
Et c’est encore Victor Hugo qui est le maître en ce savoir-faire.
Bouilhet ne poussait point à l’extrême, comme on le fait aujourd’hui, l’art si difficile de la rime. Mais il restera comme un grand et sincère artiste, l’égal des meilleurs de son temps.
Continuons à parler des poètes.
J’ai lu dernièrement, par hasard, dans une soirée, des vers inédits, inconnus, nés la semaine précédente, de l’un des plus parfaits artistes d’aujourd’hui.
Une femme s’éventait, de ce geste lent qu’elles ont, quand elles s’ennuient un peu. Puis elle se mit à regarder son éventail, à le regarder de biais, en fermant un peu les yeux, comme si elle lisait. Elle lisait en effet des vers, écrits en travers du parchemin, car il était en parchemin jauni, comme un vieux livre, cet éventail de jolie femme.
Voici les vers :
« L’ÉVENTAIL
C’est moi qui soumets le zéphire
A mes battements gracieux
O femmes, tantôt je l’attire
Plus vif et plus frais sur vos yeux.
Tantôt je le prends au passage
Et j’en fais le tendre captif
Qui vous caresse le visage
D’un souffle lent, tiède et plaintif.
C’est moi qui porte à votre oreille,
Dans un frisson de vos cheveux,
Le soupir qui la rend vermeille,
Le soupir brûlant des aveux.
C’est moi qui pour vous le provoque
Et vous aide à dissimuler
Ou votre rire qui s’en moque,
Ou vos larmes qu’il fait couler. »
Et cela était signé : Sully Prudhomme. N’est-ce point charmant, de s’éventer avec de la poésie, de la vraie et délicieuse poésie ? Et pourquoi cette mode ne prendrait-elle pas de demander aux poètes de rimer un éventail, comme on demande aux peintres d’en colorier ? Toutes les femmes, dira-t-on, ne pourraient s’offrir un tel luxe. Soit. Cela n’en aurait que plus de prix pour les privilégiées.
L’homme de lettres
( Le Gaulois , 6 novembre 1882)
L’article d’Octave Mirbeau, qui vient de soulever tant de tapage, abordait incidemment à une question qui serait bien curieuse à approfondir d’une manière générale : l’influence de la profession sur l’homme.
Dans cette attaque aux comédiens, il est à remarquer que le journaliste visait toujours la profession, qu’il la chargeait de tous ses griefs, qu’il la rendait en quelque sorte responsable des modifications qu’elle fait fatalement subir à ceux qui l’exercent. Déjà, dans Fromont jeune et Risler aîné, Alphonse Daudet avait étudié un comédien au période aigu de cette maladie spéciale qu’on pourrait appeler « le cabotinage ». Le cabotinage est la maladie incurable de l’acteur, soit ; les symptômes en sont constants, les manifestations apparentes, soit. Mais n’est-il pas vrai aussi que chaque profession a sa maladie, que chaque métier déforme d’une façon plus ou moins sensible l’homme normal, lui donne des tics, des habitudes, des manières d’être, de penser, d’agir, qui peuvent plaire à ceux-ci, déplaire à ceux-là. N’est-il pas certain aussi que, avant d’entrer dans la profession qu’on doit choisir, il est nécessaire de porter en soi le germe de cette maladie (qu’on appelle alors vocation), sous peine de n’être jamais qu’un médiocre dans le métier ? Pour devenir un comédien de mérite, n’est-il pas indispensable d’être cabot à la naissance, cabot dès qu’on marche et qu’on parle ?
Mais que dirions-nous donc du monde de l’argent, du monde du sport, etc. ?
Dans le peuple, on suivrait d’une façon plus précise encore les influences du métier sur l’homme. Les ouvriers peintres ressemblent-ils aux ouvriers menuisiers, les forgerons ne sont-ils pas en tout différents des épiciers ?
Mais, de toutes les professions, celle qui produit le plus de ravages dans l’organisme cérébral, celle qui trouble le plus les fonctions normales de l’esprit, c’est assurément la profession des lettres.
Le public considère ordinairement l’homme de lettres comme une sorte d’animal étrange, de fantaisiste, d’original, de paradoxe vivant, de poseur, sans s’expliquer bien nettement cependant en quoi cet être particulier diffère de ses semblables.
C’est qu’en lui aucun sentiment simple n’existe plus. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il éprouve, tout ce qu’il sent, ses.joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs, deviennent instantanément des sujets d’observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les cœurs, les visages, les gestes, les intonations. Sitôt qu’il a vu, quoi qu’il ait vu, il lui faut le pourquoi ! Il n’a pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui soit franc ; pas une de ces actions instantanées qu’on fait parce qu’on doit les faire, sans savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte ensuite.
Читать дальше