« On voit le zèle fanatique de la religion exciter le frères à s’entre-tuer.
« On voit des hommes assez méchants encore pour prêcher la haine et la discorde. »
Or, en cette bonne année 1881–1882, nous avons assisté à près de deux cents duels, provoqués la plupart du temps, non par des brutalités, des voies de fait, d’anciennes et invincibles rivalités, mais par de simples polémiques, c’est-à-dire par des divergences d’opinion.
Nous avons assisté à des massacres religieux aussi terribles que la Saint-Barthélemy.
Et, en pleine chaire de Notre-Dame, on a osé, sans que l’assistance tout entière se levât pour protester, faire l’apologie de l’Inquisition !
Ça va, le progrès, ça va !
Je me permets enfin de signaler aux dignes législateurs qui s’occupent en ce moment de sauver la morale et de préparer la loi vengeresse des mœurs, destinée à anéantir les impudiques écrivains, le savant ouvrage de Molmenti, sur la vie privée à Venise, et même, s’ils tiennent à remonter aux sources, je leur citerai Galliccioli.
Ils apprendront là qu’en cette charmante ville des arts et de l’intelligence, Venise, on poussait le scrupule moins loin qu’à Paris en 1882.
Car, en 1458, l’autorité, remarquant que la galanterie diminuait, que les femmes étaient négligées pour d’autres plaisirs, considérant que l’amour est un devoir, une nécessité et même une obligation pour les citoyens, chercha les moyens de raviver les ardeurs de ce peuple déjà blasé.
(Considérez aussi, messieurs les législateurs, que les femmes, aujourd’hui comme alors, sont fort négligées, que les concours hippiques, les tripots et cercles, et mille autres occupations dangereuses éloignent les hommes de la galanterie.)
Donc, l’autorité vénitienne invita les dames à se décolleter dans la rue, le plus bas possible, à montrer leurs bras et leur poitrine entière.
Ce moyen, bien qu’énergique, ne suffit pas. Alors les législateurs du temps enjoignirent aux filles publiques de laisser pendre par leurs fenêtres leurs jambes nues sur les passants ! ! !
Oh alors !
Voyons, messieurs les sénateurs, messieurs les députés, serez-vous moins libéraux que vos grands prédécesseurs ?
Voyons, voyons, introduisez chez nous cette ancienne et séduisante coutume !
Mais vous ne le ferez pas, Tartufes !
Profils d’écrivains
( Le Gaulois , 1er juin 1882)
Puisque le temps est au reportage, puisqu’on veut savoir, avant de connaître la valeur d’un homme, comment sont ses traits, sa taille, ses mœurs, ses manières, puisqu’on s’intéresse plus au renseignement qu’à l’œuvre, je vais essayer de faire quelques rapides portraits d’écrivains, en indiquant seulement l’allure et la tendance de leurs ouvrages.
Pâle, assez grand, assez maigre, aux allures de myope qui semble timide, imberbe, les joues un peu creuses, et lisses comme toute chair où la barbe n’a point germé, avec un air rêveur et doux, presque maladif, Paul Bourget, que ses remarquables articles d’analyse littéraire et philosophique ont fait depuis longtemps connaître des lettrés, est un des jeunes gens en qui se fonde l’espoir de la littérature.
Fort élégant sans qu’on le remarque et presque sans qu’on s’en doute, amoureux des finesses et des subtilités, plus sensible à la pensée ingénieuse qu’à l’image vive, séduit jusqu’à l’extase par le charme des femmes, tout enveloppé de leur molle séduction, livré sans résistance à leur influence morale, à la douceur de leur bavardage et de leurs gentillesses, et de leurs affinements d’esprit bien plutôt que captivé par le désir de leur personne, sentimental et non passionné, délicat surtout, il est un des causeurs les plus charmants, les plus variés, les plus aigus et les plus profonds qui soient aujourd’hui Ergoteur, abstracteur de quintessence, démonteur de doctrines, byzantin, croyant vague, de cette race de croyants par instinct à laquelle appartient ce charmeur, M. Renan, ennemi des théories violentes et radicales, pacifique d’idées autant que de mœurs, il fait son grand bonheur de la contemplation presque désintéressée des hommes, des choses, des pensées et des arts.
Artiste, s’il aime produire, il doit préférer comprendre, interpréter et démontrer, et il saisit les nuances les plus fines, les intentions les plus voilées, qu’il expose avec une rare clarté de langage, une singulière justesse de mots, un vrai tempérament de parleur, et un geste fréquent de la main, une main longue aux doigts secs, une main de jeune professeur.
Féminin, byronien, un peu de la famille des désespérés heureux de vivre, il vient de publier un très remarquable recueil de vers tout inspiré par les femmes, rimé surtout pour les femmes, mélancolique et raffiné, une sorte de murmure de poésie fait avec des choses intimes.
L’amour est le thème presque constant des pièces l’amour rêveur et tendre, l’amour flottant dans les brises, dans les aurores et les crépuscules.
Le poète ne chante que ce qui se passe en lui ; il dit son cœur, ses tristesses, ses subtiles souffrances ; il ne raconte pas, comme les visionnaires inspirés, les spectacles des hommes et des événements, avec des images colorées, des mots sonores, et cette exaltation que mettent en leurs œuvres ces divins interprètes de la vie ; mais il raconte comment il sent, comment il vibre au contact des pensées, des souvenirs, des espoirs, des, désirs.
Et toutes les femmes le liront et le comprendront, et aussi tous les artistes.
Les poètes, ceux qui sont poètes dans les moelles, qui, pensent en vers comme on pense dans sa langue natale, sont souvent malhabiles à écrire en prose, à saisir le rythme fuyant de la phrase, à trouver ce tour vif, nerveux, changeant qui est la qualité première des vrais prosateurs. Ils ont en général une propension à l’emphase et à la période. Victor Hugo, ce maître des poètes, n’échappe point à cette tendance et un écrivain disait de lui : « Sa prose me fait l’effet d’un beau cavalier démonté ; il est grand et superbe, mais il marche mal ; on sent qu’il lui faut une selle entre les jambes ».
Voici pourtant un poète qui vient de publier en prose une des meilleures œuvres qu’il ait produites. Le livre s’appelle Les Monstres parisiens, et l’auteur Catulle Mendès.
Ce livre, que connaissent déjà les lecteurs de Gil Blas, est l’histoire des plus monstrueuses dépravations de notre époque. Étrange et vrai, saisissant, charmeur, brutal dans le fond, mais si habile, si voilé, si rusé, qu’il trompe les pudeurs et ne fait rougir qu’après coup, ce magasin de portraits est une œuvre d’art exquise et singulière.
Et elle porte bien la marque personnelle du poète aux intentions mystérieuses, frère d’Edgar Poe et de Marivaux, compliqué comme personne, et dont la plume, soit qu’il fasse des vers, soit qu’il écrive en prose est souple et changeante à l’infini. Cette œuvre est bien l’œuvre de cet homme séduisant et inquiétant, avec sa pâle face de Crucifié, sa barbe frisée et vaporeuse, ses cheveux longs et légers comme un nuage, son œil fixe où l’on sent une pensée qu’on ne pénètre point, et son sourire charmant qui semble parfois dangereux.
On a dit de lui qu’il avait l’air d’un Christ de cabinet particulier ; ne dirait-on pas plutôt un Méphisto, ayant pris la figure du Christ ?
Presque chaque soir, à l’heure dite de l’absinthe, on voit passer sur le boulevard, du Vaudeville à l’Opéra, un jeune homme à l’allure lente, un peu lasse, aux joues rosées comme celles d’une fille, à peine ombrées d’un duvet blond et qui semble encore un enfant. Il se nomme Paul Hervieu et sera connu bientôt.
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