Le droit exclusif de propriété exercé sur un être égal à nous constitue une sorte d’esclavage, détruit en partie le libre arbitre de cet être, attente en tout cas d’une façon flagrante à l’intégrité de sa liberté. Or, si j’en crois Mlle Louise Michel et nos immortels principes, la liberté est le premier des biens, le plus sacré, le plus inviolable, etc. Je passe.
Un autre argument me touche infiniment plus. Il vient de loin et n’en est pas moins bon.
Je respecte le code Napoléon, qui cependant ne le mérite guère en beaucoup d’endroits ; mais il est un autre code, non dépourvu également de sagesse, que nous a conservé un certain André le Chapelain dont bien peu de gens gardent aujourd’hui le souvenir.
Ce code a pour titre le « Code d’amour » . Il date du XIIe siècle. Il fait donc partie par son âge de ce qu’on appelle la tradition. Il appartient à la sagesse des nations.
J’y cueille ceci :
Quelqu’un — un époux peut-être — ayant posé cette question : « L’amour peut-il exister entre gens mariés ? » , voici le jugement que rendit la comtesse de Champagne :
« Nous disons et assurons par la teneur des présentes que l’amour ne peut étendre ses droits sur deux personnes mariées. En effet, les amants s’accordent tout mutuellement et gratuitement, sans être contraints par aucun motif de nécessité, tandis que les époux sont tenus par devoir de subir réciproquement leurs volontés et de ne se refuser rien les uns aux autres…
Que ce jugement, que nous avons rendu avec une extrême prudence et d’après J’avis d’un grand nombre d’autres dames, soit pour vous d’une vérité constante et irréfragable.
Ainsi jugé l’an 1174, le troisième jour des calendes de mai. Indiction VII. »
Et vraiment, la main sur le cœur, n’a-t-elle pas un peu raison cette femme ? N’est-il pas aussi d’une vérité constante et irréfragable qu’on ne fait volontiers et bien que ce qu’on n’est point forcé de faire ? Le mariage ne peut-il pas être classé dans la catégorie des travaux forcés ? Mais alors ?… Alors, je n’ai plus rien à ajouter, laissant chacun tirer les conclusions qu’il voudra.
Cependant je dirai encore quelques mots. La lune de miel passée, l’amour dans le mariage devient presque toujours impossible, n’est-ce pas ? En tout cas, il est rare, bien rare. Mais l’amour en dehors du mariage est un crime, suivant la loi. Alors il faut renoncer à l’amour, que la nature bien souvent conseille encore, ou bien commettre une faute que condamne la morale humaine. Que faire ? Désobéir à la nature ou à la loi ? Ne se point marier, direz-vous ?… C’est bon pour l’homme ; mais la femme, dans ce cas, se trouve en dehors des conventions sociales, est mise à l’index par la société.
Une seule solution reste encore. Celle que conseille l’infâme hypocrisie : sauver les apparences.
Cela ne me satisfait pas, et je voudrais avoir sur ce point l’avis d’une femme, d’une femme sincère et sans trop de préjugés.
Si j’osais, je demanderai l’opinion de Mlle Hubertine Auclert.
A Figaro
( Gil Blas , 24 novembre 1881)
C’est à toi, barbier, que je m’adresse.
Tu vieillis donc, raseur illustre, et tes clients te trouvent la main lourde ! Se seraient-ils plaints d’être trop rasés, ou mal rasés ? Auraient-ils menacé de quitter ta maison pour aller se faire barbifier chez le merlan voisin par des mains plus agiles et plus jeunes ? Tes antiques et solennels raseurs ont donc perdu la confiance de ce que tu appelles élégamment le high life ? S’il n’en est point ainsi, pourquoi cet écriteau pendu depuis trois jours devant ta porte : « On demande des apprentis qui seront payés à l’égal du patron ? »
En d’autres termes, en termes moins imagés, le Figaro demande du renfort. Voilà une nouvelle qui ne nous surprend pas, mais qui étonnera bien des gens.
Il est tout naturel, d’ailleurs, qu’un journal aussi parisien que le Figaro cherche à renouveler ses cadres : la façon dont il s’y prend est plus anormale, et le boniment destiné à engluer les rédacteurs nouveaux me paraît être un chef-d’œuvre de malice. C’est donc plein d’une admiration sincère pour ce morceau que je vais chercher à en découvrir les intentions secrètes.
Je note l’aveu du début : « Nous n’apprendrons certainement rien à nos lecteurs en leur avouant que la politique a un peu trop envahi le Figaro ; et nous leur ferons probablement plaisir en leur annonçant que nous sommes décidés à donner une plus grande place à la littérature et à la fantaisie. »
Donc la politique endormait tes lecteurs, ô Figaro, et une inquiétude t’a saisi. Alors tu as pensé à la littérature qui ne s’y attendait guère. Merci pour elle, maître.
Je continue à citer :
« D’autre part, nous avons la prétention de rendre au besoin inutile pour notre public la lecture d’un autre journal que le Figaro. »
Ah-ah ! On se met donc à en lire d’autres dans le high life !
Mais, voici le filet qui se tend, écoutez :
« Les auteurs ne manquent pas sur le pavé de Paris, et, sans compter nos excellents collaborateurs, nous connaissions mainte porte où frapper pour obtenir ce que nous voulions. Mais, d’une part, les démarches personnelles que nous pourrions faire sont forcément limitées, et, d’autre part, on ne sait peut-être pas suffisamment dans le monde des lettres que les portes du Figaro sont toutes grandes ouvertes, que l’esprit de coterie et d’exclusion y est complètement inconnu, et qu’enfin les successeurs de M. de Villemessant entendent rester fidèles aux traditions d’hospitalité envers les nouveaux venus qui ont toujours existé dans cette maison. »
Suivent les conditions d’un concours de chroniqueurs, cotés ou non cotés.
Parfait ! Mais je commence par protester. Les auteurs ne sont pas tant que ça sur le pavé, barbier, et j’espère qu’ils te le feront voir, ta plume a souvent des écarts.
Ainsi Paris est plein d’auteurs de talent que Figaro connaît, qu’il voudrait bien avoir dans ses rangs, mais qu’il n’ose solliciter. Pourquoi ? On dira : « Il se trouve peut-être parmi les inconnus des chroniqueurs de grand mérite. Un concours peut les mettre en lumière et ouvrir les portes du journalisme à de jeunes écrivains vraiment remarquables. »
Ce n’est pas là ton calcul, barbier malin. Comme tous les autres journaux de Paris, tu reçois chaque jour des ballots de manuscrits. Si tu les lis, tu sais ce qu’ils valent. Si tu ne les lis pas, tu demeures inexcusable. Mais tu les lis. Ton concours ne fera point jaillir un chroniqueur de génie ; et tu le sais. Les mêmes ignorés doubleront leurs envois ; les concierges, les cochers de fiacre, les garçons épiciers, les calicots, les sergents de ville voudront bien concourir pour décrocher la timbale ; tu seras inondé de papier noirci, de prose équivalente à celle dont tes lecteurs ne veulent plus. Mais tu t’es dit ceci : « En dehors de M. Albert Wolff, qui est et demeure un des plus spirituels journalistes de notre époque, je n’ai personne, personne. Or, voici que des journaux voisins ont trouvé et su garder tout un bataillon de chroniqueurs qui ont du talent, des succès, qui font augmenter la vente ; si je pouvais en souffler deux ou trois à mes confrères, je n’en serais point fâché. »
Comme ces gens se trouvent bien dans les journaux qui les ont amicalement accueillis, comme ils gagnent de l’argent et comme ils sont retenus par des traités, tu as imaginé le coup du concours avec un prix de cinq cents francs. Ne voilà-t-il pas la ficelle, madré racoleur ?
Читать дальше