Or, ces jours derniers, une petite discussion sur ce sujet, ouverte dans un grand journal du matin, m’a paru fort instructive. Un ménage qui s’intitulait bas-breton, mais que j’appellerais plus volontiers bas-bleu, écrivit à M. Francisque Sarcey pour lui demander son avis sur le sens d’une phrase d’Alphonse Daudet. Après avoir bien flairé l’alinéa comme on flaire un poisson de fraîcheur douteuse, désarticulé la construction, grammaire en main, pesé chaque mot, etc., ledit ménage éprouva le il besoin de soumettre le cas à un juge compétent et choisit M. Sarcey. L’éminent critique répondit en invoquant les privilèges du style moderne, qui ne ressemble plus à son frère classique ; le ménage riposta ; la querelle n’est pas finie.
M. Sarcey terminait son dernier article à peu près par ces mots : « Comme ces questions sont plus intéressantes que les vaines querelles politiques et que toutes les inutiles discussions qui nous passionnent ! »
Je me garderai bien de nier que ces questions soient intéressantes ; mais je les juge tout aussi vaines et tout aussi inutiles que les insupportables querelles politiques dont sont encombrés les journaux.
Pourquoi ?
Parce qu’on n’apprendra jamais aux Français à parler, ni à écrire leur langue ! Parce qu’ils lisent chaque jour la prose stupéfiante dont les journaux sont pleins, et qu’ils la savourent avec délices ; parce qu’ils considèrent M. Thiers comme un grand écrivain, et M. Manuel, auteur des Ouvriers, comme un poète !
J’entendais dernièrement un homme de lettres de vraie race définir le style à peu près ainsi : « Une chose qui blesse le public, qui indigne le plus souvent les critiques, et qui révolte l’Académie. » Il ajoutait : « Le style, c’est la vérité, la variété et l’abondance de l’image ; le choix infaillible de l’épithète unique et caractéristique ; la justesse absolue du mot pour signifier la chose ; la concordance rythmique de la phrase avec l’idée. »
Il disait encore : « La phrase doit être souple comme un clown, cabrioler en avant, en arrière, en l’air, de toutes les façons ; ne jamais faire deux culbutes pareilles, étonner sans cesse par la variété de ses poses et la multiplicité de ses allures. »
Il disait aussi : « L’idée est l’âme du mot ; le mot, le corps de l’idée ; la phrase forme l’harmonie de cette âme et de ce corps. »
Le lendemain même, j’ouvrais par hasard un volume de M. Thiers et je lisais ceci :
« La terre était si couverte de neige qu’on ne voyait nulle part le sol… le combat dura huit heures ; et, le soir, six mille ennemis mordaient la poussière. » — Justesse de l’image !
Puis voici que, par hasard, j’ouvris, quelques jours après, l’ouvrage de M. Troplong sur la propriété suivant le Code civil. La première phrase qui me frappa fut celle-ci.
« Au milieu de tant d’institutions qui tombent ou vieillissent, la propriété reste debout, assise sur la justice et forte par le droit. C’est même la propriété qui, d’accord avec la famille, tient aujourd’hui la société puissamment amarrée sur la surface mobile de la démocratie. »
Ô misère ! Lire cela ! Comme je voudrais connaître l’adresse du ménage bas-breton de M. Sarcey pour lui demander son avis !
— Bonjour, mon cher. Vous allez bien ?
— Merci. Pas mal, et vous ? Quel temps superbe !
— Oui, mais le fond de l’air est froid.
Qui n’a entendu vingt mille fois ce dialogue ?
Or, dites-le-moi, s’il vous plait, ce que c’est que le fond de l’air ? Je connais le fond d’un plat, le fond d’une bouteille, les fonds de culottes, le fond de ma bourse ; mais, malgré les efforts désespérés de mon imagination, je ne puis me représenter le fond de l’air !
Aussi, chaque fois que j’entends parler de ce fond invraisemblable, je reste rêveur et je regarde le vent comme on contemple ces gravures où il faut découvrir quelque visage dissimulé : « Cherchez le fond de l’air ! »
Je ne nie point que je ne sois désespérément nerveux et susceptible, mais ces choses m’irritent comme une fausse note, comme le bruit d’une scie sur la pierre, comme le grincement d’une lime. Et voici que je n’ose plus ouvrir un journal, sûr que je suis de lire, chaque matin, dans toutes les feuilles, à quelque nuance politique qu’elles appartiennent, la superlativement étonnante figure suivante :
« Nous sommes autorisés à annoncer que cette nouvelle n’a pas l’ombre d’un fondement. »"
Oh ! Messieurs les rédacteurs, que dites-vous là ?
De quel fondement une nouvelle pourrait-elle avoir l’ombre ? Et cette ombre même, dont vous parlez, ne l’avez-vous jamais vue ? L’ombre d’un fondement ! Stupéfaction ! Songez aussi à l’opinion que les dames anglaises pourraient avoir de nous, si elles pénétraient toutes les finesses de notre langue ! Ce fondement les ferait mourir de pudeur indignée bien que vous ne partiez que de l’ombre de cet objet !
Et voici une phrase d’ambassadeur illustre : « Tous ces bruits sont dénués de fondement ! »
D’où viennent-ils donc, ces-bruits, monsieur l’ambassadeur ? Je m’arrête, il n’est que temps. Mais, quand je songe que vous avez écrit cela sans y penser, et que votre ministre l’a lu sans rire, j’ai le droit de dire que vous employez l’un et l’autre un français de cabinet.
Quelle drôle de chose que jamais une comparaison ne marque son empreinte précise dans un esprit ! Un mot n’a donc, pour la plupart des gens, qu’une valeur relative ; il veut exprimer quelque chose, il est vrai, mais il n’éveille point brusquement une image nette et absolument exacte. On comprend à peu près le sens indiqué, on devine l’intention marquée, mais on ne voit donc pas la chose dite ? D’où vient cela ? Pourquoi ne perçoit-on point immédiatement la valeur d’une expression comme celle d’une pièce de monnaie ?
Je répondrai : pourquoi faut-il de longues études pour discerner une faïence de quarante mille francs d’une de quarante sous ; un plat hispano-mauresque à l’émail d’or, rayé, tout simple et royalement beau, d’un plat de Gien couvert d’ornements ?
Pourquoi faut-il des experts savants à la salle Drouot pour discerner péniblement un original d’une copie ?…
C’est pour la même raison que M. Jourdain, qui fait, sans le savoir, de la prose du matin au soir, n’est point juge, bien qu’il en pense, en ces questions de style si délicates, infiniment difficiles et éternellement controversées.
P.-S. Dans ma dernière chronique sur la difficulté de mettre d’accord les lois humaines et les lois naturelles, l’amour et le mariage, je demandais l’opinion de Mlle Hubertine Auclert sans espérer beaucoup une réponse.
Je reçois la lettre suivante :
« Monsieur,
dans votre article du 22 novembre, vous me proposez une question. Voici ma réponse :
Pour chasser le malheur et l’immoralité de la vie conjugale, il faut mettre les lois d’accord avec la nature, et les mœurs en harmonie avec l’honnêteté.
Je me réserve, d’ailleurs, de développer cette thèse, en continuant dans la Citoyenne mon étude sur le mariage.
Recevez, monsieur, mes empressées salutations.
Hubertine Auclert. »
Je suivrai avec intérêt les développements de Mlle Hubertine Auclert, et je m’efforcerai de profiter des occasions qu’elle me fournira de reprendre cette thèse avec elle.
Le duel
( Gil Blas , 8 décembre 1881)
« Au lieu de regarder un homme comme viril en proportion des attributs moraux véritablement humains qu’il possède, on mesure sa virilité sur un attribut que possèdent à un bien plus haut degré des animaux dont le nom est pour nous un terme de mépris. »
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