Pour prouver sa puissance, elle a fait même un coup de maître. Elle l’a enlevé ; elle l’a enlevé comme jadis les gentilshommes enlevaient au couvent les jeunes filles ; et ils ont disparu, cachés quelque part dans cette Europe qui occupe toutes leurs pensées, qui remplace pour eux l’amour. Qu’ont-ils faits ? Où ont-ils été ? Nul ne le sait au juste. Les reporters fourbus sont revenus à leurs rédactions, sans nouvelles. Les hommes d’État se sont creusé la tête. Le mystère n’a point été percé.
Où vont les amoureux qui s’enfuient ? Toujours vers la patrie poétique, la patrie radieuse de Roméo et de Juliette ! Où pouvaient-ils aller, eux ?
Où ils pouvaient aller ? N’est-ce pas indubitablement vers la nation brumeuse et menaçante, vers la terre aux secrets politiques, aux éternels problèmes, la terre où médite celui qu’on appelle le chancelier de fer !
Galanterie sacrée
( Gil Blas , 17 novembre 1881)
Les femmes aujourd’hui aiment la robe du moine. Le moine a toujours aimé la robe des femmes, en tout bien tout honneur.
La galanterie française est morte, dit-on. Les hommes ne s’occupent plus des femmes, on ne cause plus, on ne sait plus marivauder ! Allez voir dans les parloirs des couvents, dans les longs parloirs à cellules vitrées, mystérieuses et sombres, si l’on ne sait plus marivauder.
La politique, les affaires, la Bourse, toutes les préoccupations de la vie pratique ont pris les hommes, les hommes en culottes. Alors, lentement, au nom de la religion du Christ mort de tendresse, les hommes en soutane blanche ont recueilli l’amour des femmes. Ils s’occupent d’elles, consolent leurs tristesses, apaisent les élans tumultueux de leurs cœurs affamés d’inconnu, bercent avec les grands mots vides, les creuses théories, les phrases mélodieuses, avec toute cette puérile philosophie de confessionnal les pauvres petites âmes des femmes, troublées, voletantes, cherchant un point d’appui.
La femme aime la robe du moine ! Elle l’aime parce qu’il y a dans cet amour une vague odeur de sacrilège, de profanation, parce qu’elle joue là son rôle biblique de serpent, de tentatrice, parce qu’elle a pour mission, pour devoir, de se faire aimer par l’homme, quel que soit cet homme ; parce que son triomphe de séductrice grandit avec la difficulté de la conquête. Mais pour être aimé, le moine s’est fait aimable, mondain, séduisant.
Aucun Lauzun, aucun Richelieu n’a récolté plus ample moisson de cœurs que ces prédicateurs en vogue qui apparaissent soudain comme des comètes, disparaissent de même, et dont les noms sont répétés, chuchotés, murmurés, occupent toutes les causeries des réceptions de cinq heures, sortent doucement des bouches féminines dans les demi-ténèbres du jour tombant, avant que les lampes ne soient venues.
On le choisit avec soin dans le troupeau des néophytes, celui qui doit capter les femmes. Il est nécessaire qu’il soit beau, qu’il ait les yeux grands, le geste large, du charme, de l’onction. On le prépare à son rôle dans le silence du monastère, puis on l’essaye modestement en quelque petite église de Paris.
Il commence sa mission, expérimente son pouvoir. C’est aux femmes qu’il s’adresse ; il parle à leur sentiment, et, s’il a la vocation qu’il faut, elles répondent tout de suite à son appel secret. Des jeunes filles, des bourgeoises accourent réclamer sa direction, deviennent ses amies, ses petites amies. On commence à le venir voir au couvent, dans les cases vitrées du parloir ; lui-même se rend à domicile. De mystérieux complots ont lieu, dont il est l’âme, pour ramener à Dieu le cœur égaré de quelque petite camarade. L’amie dévouée ménage des entrevues avec ce convertisseur juré, en arrière du père de famille libre-penseur ; et alors ce sont des après-midi délicieuses, des réunions hebdomadaires, où l’on parle de tout, et où le nom du Christ revient sans cesse. Le révérend père, chargé des pouvoirs du ciel, agit comme pour lui-même, recrute les fiancées de Dieu, exerce en son nom une sorte de droit de jambage moral, fait pour le mieux, enfin.
Mais il faut un prétexte à ces entrevues multipliées. Le prétexte, toujours le même, est bientôt trouvé. Toute fillette ayant reçu une éducation soignée a pris des leçons de dessin. On fait le portrait du père. C’est d’abord un modeste crayon, un essai. Mais il se prête si complaisamment à poser ! Il est si bien, si beau en sa longue robe tombante !
On en fera par la suite, allez, des portraits de lui, à la douzaine, à la centaine. Elles en feront toutes, toutes celles qui auront le bonheur de manier le fusain, le pinceau, le crayon, l’ébauchoir. Et toujours, avec la même complaisance il posera, patient, majestueux, superbe, dans les salons, les boudoirs, les ateliers ! Il posera tous les jours, chez dix pénitentes diverses, gardant le secret de cette multiplication de son image, suivant ses moyens obscurs, livrant sa tête, sa tête reproduite de toutes Les façons, pour accomplir les voies de Dieu.
Il ne fait encore que débuter, mais il débute en maître. Pour aider l’artiste, il lui donne sa photographie. Une d’abord, puis dieux, puis trois, puis dix. C’est une invraisemblable orgie de collodion répandu, une débauche de clichés. Le voici debout, assis, de face, de profil, de trois quarts ; et toujours avec son air inspiré, son air d’apôtre, avec la grande robe blanche et le camail noir ! Songez donc qu’il lui faut autant de poses qu’il y a de portraits commencés ; mais il est habile, généreux, il donne à chacune toutes les épreuves qu’on a tirées de lui. Et c’est encore un moyen de prendre le cœur, d’être toujours présent, toujours maître.
Ne rirez-vous pas un jour, madame, quand, cette grande passion finie, vous retrouverez dans un tiroir cinquante figures diverses du révérend père qui vous a initiée aux joies du ciel ?
On le consulte à tout moment.
Il reçoit des lettres de ce ton :
« Mon père, je souffre ; la banalité de la vie m’oppresse ; les lourdes réalités m’accablent. Il me semble que je me sens des envies de partir, de monter, je ne où, vers un idéal inconnu, l’idéal du rêve, etc. » Cela raconté en quatre pages.
Il y répond dans ce goût :
« L’idéal ! L’idéal ! C’est le cri de toute âme, la soif inextinguible, l’éternelle aspiration ! Où est l’idéal, dites-vous ? Il est en Dieu ! Il est en vous ! Votre appel désespéré, l’élan furieux de votre cœur vers lui… c’est de l’idéal, cela, ma fille. L’idéal ! Il est dans l’infini que nous percevons sans le bien comprendre. Quand nous serons nous-mêmes mêlés à l’infini, c’est-à-dire à Dieu, nous jouirons pleinement de l’idéal ! Tout existe, sauf le néant ! L’idéal existe, puisque nous en avons l’obscure conscience ! Le néant n’existe pas, puisque l’existence d’un seul être en constitue l’éclatante négation.
« Hors de là vous vous débattez dans le vide, les bras ouverts, le cœur altéré, haletante.
« Vous semblez un pigeon voyageur dont la route est perdue. Vous montez parfois jusqu’aux hauteurs du ciel pour retomber épuisée sur le sol. C’est à moi qu’il appartient de tendre la main dans la direction du salut. La voici, ma fille.
« Adieu, à bientôt. Vous savez qu’il y a dans mon cœur des souvenirs et d’ardentes prières pour vous. »
Et le papier, tout simple, à deux sous le cahier, est parfumé comme un lit de courtisane.
Sa réputation grandit. Il devient le Père à la mode, le Père des élégantes, le Père dont en ne doit jamais manquer les conférences.
Il n’a plus une heure à lui. Il est aimé aux quatre coins de Paris : et ce flot d’amour qui monte vers lui l’enveloppe, le laisse souriant, flatté, marivaudant toujours, effleuré sans doute par d’autres désirs, torturé peut-être, mais n’y cédant pas.
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