L’heure du dîner ayant sonné, Levine laissa les travailleurs se disperser, et, s’appuyant à une belle meule de blé préparé pour les semences, il engagea la conversation avec Fedor, et le questionna au sujet d’un riche paysan nommé Platon, qui se refusait à louer le champ jadis mis en association, et qu’un paysan avait exploité l’année précédente.
«Le prix est trop élevé, Constantin Dmitritch, dit Fedor.
– Mais puisque Mitiouck le payait l’an dernier?
– Platon ne payera pas le même prix que Mitiouck, dit l’ouvrier d’un ton du mépris; le vieux Platon n’écorcherait pas son prochain; il a pitié du pauvre monde et ferait crédit au besoin.
– Pourquoi ferait-il crédit?
– Les hommes ne sont pas tous pareils: tel vit pour son ventre, comme Mitiouck, toi pour son âme, pour Dieu, comme le vieux Platon.
– Qu’appelles-tu vivre pour son âme, pour Dieu? cria presque Levine.
– C’est bien simple: vivre selon Dieu, selon la vérité. On n’est pas tous pareils, c’est sûr. Vous, par exemple, Constantin Dmitritch, vous ne feriez pas de tort non plus au pauvre monde.
– Oui…, oui… adieu!» balbutia Levine en proie à une vive émotion, et, prenant sa canne, il se dirigea vers la maison. «Vivre pour Dieu, selon la vérité…, pour son âme», ces paroles du paysan trouvaient un écho dans son cœur; et des pensées confuses, mais qu’il sentait fécondes, s’agitèrent en lui, échappées de quelque recoin de son être où elles avaient été longtemps comprimées, pour l’éblouir d’une clarté nouvelle.
Levine avança à grands pas sur la route, sous l’empire d’une sensation toute nouvelle; les paroles du paysan avaient produit dans son âme l’effet d’une étincelle électrique, et l’essaim d’idées vagues, obscures, qui n’avait cessé de le posséder, même en parlant de la location de son champ, sembla se condenser pour remplir son cœur d’une inexplicable joie.
«Ne pas vivre pour soi, mais pour Dieu!… Quel Dieu? N’est-il pas insensé de prétendre que nous ne devions pas vivre pour nous, c’est-à-dire pour ce qui nous plaît et nous attire, mais pour Dieu, que personne ne comprend et ne sauvait définir?… Cependant, ces paroles insensées, je les ai comprises, je n’ai pas douté de leur vérité, je ne les ai trouvées ni fausses ni obscures,… je leur ai donné le même sens que ce paysan, et n’ai peut-être jamais rien compris aussi clairement.
«Fedor prétend que Mitiouck vit pour son ventre; je sais ce qu’il entend par là; nous tous, êtres de raison, nous vivons de même. Mais Fedor dit aussi qu’il faut vivre pour Dieu, selon la vérité, et je le comprends également… Moi, et des millions d’hommes, riches et pauvres, sages et simples, dans le passé comme dans le présent, nous sommes d’accord sur un point: c’est qu’il faut vivre pour le «bien». – La seule connaissance claire, indubitable, absolue, que nous possédions est celle-là, – et ce n’est pas par le raisonnement que nous y parvenons, – car le raisonnement l’exclut, parce qu’elle n’a ni cause ni effet. Le «bien», s’il avait une cause, cesserait d’être le bien, tout comme s’il avait une sanction, – une récompense…
«Ceci, je le sais, nous le savons tous.
«Et moi qui cherchais un miracle pour me convaincre? – Le voilà, le miracle, je ne l’avais pas remarqué, tandis qu’il m’enserre de toutes parts!… En peut-il être de plus grand?…
«Aurais-je vraiment trouvé la solution de mes doutes? Vais-je cesser de souffrir?» et Levine suivit la route poudreuse, insensible à la fatigue et à la chaleur; suffoqué par l’émotion, et n’osant croire au sentiment d’apaisement qui pénétrait son âme, il s’éloigna du grand chemin pour s’enfoncer dans les bois et s’y étendre à l’ombre d’un tremble, sur l’herbe touffue. – Là, découvrant son front baigné de sueur, il poursuivit le cours de ses réflexions, tout en examinant les mouvements d’un insecte qui gravissait péniblement la tige d’une plante.
«Il faut me recueillir, résumer mes impressions, comprendre la cause de mon bonheur…
«J’ai cru jadis qu’il s’opérait dans mon corps, comme dans celui de cet insecte, une évolution de la matière, conformément à certaines lois physiques, chimiques et physiologiques: évolution, lutte incessante, qui s’étend à tout, aux arbres, aux nuages, aux nébuleuses… Mais à quoi aboutissait cette évolution? La lutte avec l’infini était-elle possible?… Et je m’étonnais, malgré de suprêmes efforts, de ne rien trouver dans cette voie qui me dévoilât le sens de ma vie, de mes impulsions, de mes aspirations… Ce sens, il est pourtant si vif et si clair en moi qu’il fait le fond même de mon existence; et lorsque Fedor m’a dit: «Vivre pour Dieu et son âme», – je me suis réjoui autant qu’étonné de le lui voir définir. Je n’ai rien découvert, je savais déjà…, j’ai simplement reconnu cette force qui autrefois m’a donné la vie et me la rend aujourd’hui. Je me sens délivré de l’erreur… Je vois mon maître!…»
Et il se remémora le cours de ses pensées pendant les deux dernières années, du jour où l’idée de la mort l’avait frappé à la vue de son frère malade. C’est alors qu’il avait clairement compris que l’homme, n’ayant d’autre perspective que la souffrance, la mort et l’oubli éternel, il devait, sous peine de se suicider, arriver à s’expliquer le problème de l’existence, de façon à ne pas y voir la cruelle ironie de quelque génie malfaisant. Mais, sans réussir à se rien expliquer, il ne s’était pas tué, s’était marié, et avait connu des joies nouvelles, qui le rendaient heureux quand il ne creusait pas ces pensées troublantes.
«Que prouvait cette inconséquence? Qu’il vivait bien, tout en pensant mal. Sans le savoir, il avait été soutenu par ces vérités de la foi sucées avec le lait, que son esprit méconnaissait. Maintenant il comprenait tout ce qu’il leur devait…
«Que serais-je devenu si je n’avais su qu’il fallait vivre pour Dieu, et non pour la satisfaction de mes besoins? J’aurais volé, menti, assassiné… Aucune des joies que la vie me donne n’aurait existé pour moi… J’étais à la recherche d’une solution que la réflexion ne peut résoudre, n’étant pas à la hauteur du problème; la vie seule, avec la connaissance innée du bien et du mal, m’offrait une réponse. Et cette connaissance, je ne l’ai pas acquise, je n’aurais su où la prendre, elle m’a été donnée comme tout le reste. Le raisonnement m’aurait-il jamais démontré que je devais aimer mon prochain au lieu de l’étrangler? – Si, lorsqu’on me l’a enseigné dans mon enfance, je l’ai aisément cru, c’est que je le savais déjà. L’enseignement de la raison, c’est la lutte pour l’existence, cette loi qui exige que tout obstacle à l’accomplissement de nos désirs soit écrasé; la déduction est logique, – tandis qu’il n’y a rien de raisonnable à aimer son prochain. Ô orgueil et sottise, pensa-t-il, ruse de l’esprit!… oui, ruse et scélératesse de l’esprit!…»
Levine se souvint d’une scène récente entre Dolly et ses enfants; ceux-ci, livrés un jour à eux-mêmes, s’étaient amusés à faire des confitures dans une tasse au-dessus d’une bougie, et à se lancer du lait à la figure. Leur mère les prit sur le fait, les gronda devant leur oncle, et chercha à leur faire comprendre que si les tasses venaient à manquer ils ne sauraient comment prendre leur thé, que s’ils gaspillaient leur lait ils n’en auraient plus et souffriraient de la faim. – Levine fut frappé du scepticisme avec lequel les enfants écoutèrent leur mère; ses raisonnements les laissèrent froids, ils ne regrettaient que leur jeu interrompu. C’est qu’ils ignoraient la valeur des biens dont ils jouissaient, et ne comprenaient pas qu’ils détruisaient en quelque sorte leur subsistance.
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