«Attends, attends, interrompit-il. Tu parles d’aristocratie? Veux-tu me dire en quoi consiste celle de Wronsky ou de tout autre, et en quoi elle autorise le mépris que l’on a eu de moi? Tu le considères comme un aristocrate. Je ne suis pas de cet avis. Un homme dont le père est sorti de la poussière grâce à l’intrigue, dont la mère a été en liaison Dieu sait avec qui. Oh non! Les aristocrates sont pour moi des hommes qui peuvent montrer dans leur passé trois ou quatre générations honnêtes, appartenant aux classes les plus cultivées (ne parlons pas de dons intellectuels remarquables, c’est une autre affaire), n’ayant jamais fait de platitudes devant personne, et n’ayant eu besoin de personne, comme mon père et mon grand-père. Et je connais beaucoup de familles semblables. Pour toi, tu fais des cadeaux de 30 000 roubles à un coquin, et tu me trouves mesquin de compter mes arbres; mais tu recevras des appointements, et que sais-je encore, ce que je ne ferai jamais. Voilà pourquoi j’apprécie ce que m’a laissé mon père et ce que me donne mon travail, et je dis que c’est nous qui sommes les aristocrates, et non pas ceux qui vivent aux dépens des puissants de ce monde, et qui se laissent acheter pour 20 kopecks!
– À qui en as-tu? je suis de ton avis, – répondit gaiement Oblonsky en s’amusant de la sortie de son ami, tout en sentant qu’elle le visait. – Tu n’es pas juste pour Wronsky; mais il n’est pas question de lui. Je te le dis franchement: à ta place, je partirais pour Moscou et…
– Non; je ne sais si tu as connaissance de ce qui s’est passé, et du reste cela m’est égal… J’ai demandé Catherine Alexandrovna, et j’ai reçu un refus qui me rend son souvenir pénible et humiliant.
– Pourquoi cela? quelle folie!
– N’en parlons plus. Excuse-moi si tu m’as trouvé malhonnête avec toi. Maintenant tout est expliqué.»
Et, reprenant ses allures ordinaires:
«Tu ne m’en veux pas, Stiva? Je t’en prie, ne me garde pas rancune, dit-il en lui prenant la main.
– Je n’y songe pas; je suis bien aise, au contraire, que nous nous soyons ouverts l’un à l’autre. Et sais-tu? la chasse est bonne le matin. Si nous y retournions? je me passerais bien de dormir et j’irais ensuite tout droit à la gare.
– Parfaitement.»
Wronsky, quoique absorbé par sa passion, n’avait rien changé au cours extérieur de sa vie. Il avait conservé toutes ses relations mondaines et militaires. Son régiment gardait une place importante dans son existence, d’abord parce qu’il l’aimait, et plus encore parce qu’il y était adoré; on ne se contentait pas de l’y admirer, on le respectait, on était fier de voir un homme de son rang et de sa valeur intellectuelle placer les intérêts de son régiment et de ses camarades au-dessus des succès de vanité ou d’amour-propre auxquels il avait droit. Wronsky se rendait compte des sentiments qu’il inspirait et se croyait, en quelque sorte, tenu de les entretenir. D’ailleurs la vie militaire lui plaisait par elle-même.
Il va sans dire qu’il ne parlait à personne de son amour; jamais un mot imprudent ne lui échappait, même lorsqu’il prenait part à quelque débauche entre camarades (il buvait, du reste, très modérément), et il savait fermer la bouche aux indiscrets qui se permettaient la moindre allusion à ses affaires de cœur. Sa passion était cependant connue de la ville entière, et les jeunes gens enviaient précisément ce qui pesait le plus lourdement à son amour, la haute position de Karénine, qui contribuait à mettre sa liaison en évidence.
La plupart des jeunes femmes, jalouses d’Anna, qu’elles étaient lasses d’entendre toujours nommer «juste», n’étaient pas fâchées de voir leurs prédictions vérifiées, et n’attendaient que la sanction de l’opinion publique pour l’accabler de leur mépris: elles tenaient déjà en réserve la boue qui lui serait jetée quand le moment serait venu. Les personnes d’expérience et celles d’un rang élevé voyaient à regret se préparer un scandale mondain.
La mère de Wronsky avait d’abord appris avec un certain plaisir la liaison de son fils; rien, selon elle, ne pouvait mieux achever de former un jeune homme qu’un amour dans le grand monde; ce n’était, d’ailleurs pas sans un certain plaisir qu’elle constatait que cette Karénine, qui semblait si absorbée par son fils, n’était, après tout, qu’une femme comme une autre, chose du reste fort naturelle pour une femme belle et élégante, pensait la vieille comtesse. Mais cette manière de voir changea lorsqu’elle sut que son fils, afin de ne pas quitter son régiment et le voisinage de M meKarénine, avait refusé un avancement important pour sa carrière; d’ailleurs, au lieu d’être la liaison brillante et mondaine qu’elle aurait approuvée, voilà qu’elle apprenait que cette passion tournait au tragique, à la Werther, et elle craignait de voir son fils commettre quelque sottise. Depuis le départ imprévu de celui-ci de Moscou, elle ne l’avait pas revu, et l’avait fait prévenir par son frère qu’elle désirait sa visite. Ce frère aîné n’était guère plus satisfait, non qu’il s’inquiétât de savoir si cet amour était profond ou éphémère, calme ou passionné, innocent ou coupable (lui-même, quoique père de famille, entretenait une danseuse et n’avait pas le droit d’être sévère), mais il savait que cet amour déplaisait en haut lieu, et blâmait son frère en conséquence.
Wronsky, outre ses relations mondaines et son service, avait une passion qui l’absorbait: celle des chevaux. Des courses d’officiers devaient avoir lieu cet été-là; il se fit inscrire et acheta une jument anglaise pur sang; malgré son amour, et quoiqu’il y mît de la réserve, ces courses avaient pour lui un attrait très vif. Pourquoi d’ailleurs ces deux passions se seraient-elles nui? Il lui fallait un intérêt quelconque, en dehors d’Anna, pour le reposer des émotions violentes qui l’agitaient.
Le jour des courses de Krasnoé-Selo, Wronsky vint, plus tôt que d’habitude, manger un bifteck dans la salle commune des officiers; il n’était pas trop rigoureusement tenu à restreindre sa nourriture, son poids répondant aux quatre pouds exigés, mais il ne fallait pas engraisser, et il s’abstenait en conséquence de sucre et de farineux. Il s’assit devant la table, sa redingote déboutonnée laissant apercevoir un gilet blanc, et ouvrit un roman français; les deux bras appuyés sur la table, il semblait absorbé par sa lecture, mais ne prenait cette attitude que pour se dérober aux conversations des allants et venants; sa pensée était ailleurs.
Il songeait au rendez-vous que lui avait donné Anna après les courses; depuis trois jours il ne l’avait pas vue, et se demandait si elle pourrait tenir sa promesse, car son mari venait de rentrer à Pétersbourg d’un voyage à l’étranger. Comment s’en assurer? C’était à la villa de Betsy, sa cousine, qu’ils s’étaient rencontrés pour la dernière fois; il n’allait chez les Karénine que le moins possible; oserait-il s’y rendre?
«Je dirai simplement que je suis chargé par Betsy de savoir si elle compte venir aux courses; oui certainement, j’irai,» décida-t-il intérieurement; et son imagination lui peignit si vivement le bonheur de cette entrevue, que son visage rayonna de joie au-dessus de son livre.
«Fais dire chez moi qu’on attelle au plus vite la troïka à la calèche,» dit-il au garçon qui lui servait son bifteck tout chaud sur un plat d’argent. Il attira vers lui l’assiette et se servit.
On entendait dans la salle de billard voisine un bruit de billes, et des voix causant et riant; deux officiers se montrèrent à la porte; l’un d’eux, tout jeune, à la figure délicate, était récemment sorti du corps des pages; l’autre, gras et vieux, avait de petits yeux humides et un bracelet au bras.
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