Alors madame Moronval lui disait doucement:
– Jack, mon ami, allez donc voir un moment à la cuisine.
Puis elle grondait les autres à voix basse.
– Bah! disait Labassindre, il ne comprend pas.
Certes, il ne comprenait pas tout, le pauvre enfant; mais son intelligence s’ouvrait à ces premières tristesses, se fatiguait à chercher les raisons du mépris haineux qui l’entourait; et certains mots obscurs tombés de ces conversations de table lui restaient dans l’esprit comme un doute ou comme une souillure.
Il savait depuis longtemps qu’il n’avait pas de père, qu’il portait un nom qui n’était pas le sien, que sa mère n’avait pas de mari; cela servait de point de départ à ses réflexions inquiètes. Des susceptibilités lui venaient. Un jour, le grand Saïd l’ayant appelé «enfant de cocotte,» au lieu d’en rire comme autrefois, il se précipita au cou de l’Égyptien en lui faisant un garrot de ses petites mains crispées, au risque de l’étrangler. Aux hurlements de Saïd, Moronval accourut, et, pour la première fois depuis son entrée au gymnase, le petit de Barancy fit connaissance avec la matraque.
À partir de ce jour-là, le charme fut rompu. Le mulâtre ne se retint plus dans ses élans de correction; taper sur un blanc lui paraissait si bon! Maintenant, pour que le sort de Jack fût tout à fait semblable à celui de Mâdou, il ne lui manquait plus que de passer à la cuisine. N’allez pas croire au moins que, dans cette révolution du gymnase, la destinée du petit roi se fût améliorée. Au contraire, il était plus que jamais le souffre-douleur de toutes les ambitions déçues. Labassindre le bourrait de coups de pied, le docteur Hirsch continuait à lui allonger les oreilles, et le Père au bâton lui faisait payer cher l’effondrement de sa Revue.
«Jamais contents, jamais contents,» répétait le malheureux petit nègre, harcelé par les exigences tyranniques de ses maîtres. À son découragement se joignait un état singulier de nostalgie causé par la saison nouvelle, le retour si troublant de la chaleur et du soleil, et surtout par cette visite au Jardin d’acclimatation, qui lui avait apporté des souvenirs vivants, palpitants, tout un rappel de la patrie absente.
Sa mélancolie d’exilé se traduisit d’abord par un mutisme entêté, une résignation sans révolte contre les exigences et les coups. Puis la figure de Mâdou prit une résolution, une animation extraordinaires. On eût dit qu’en courant dans la maison, dans le jardin, à ses occupations multiples, il allait vers un but lointain, inconnu de tous; et ce qui l’aurait fait penser, c’était la fixité de ses regards, l’avance qu’ils semblaient avoir sur tout son être, comme si quelqu’un marchait devant lui et l’appelait.
Un soir, le négrillon étant en train de se coucher, Jack l’entendit gazouiller doucement dans sa langue étrangère et lui demanda:
– Tu chantes, Mâdou?
– Non, moucié, moi pas chanter, parler nègue.
Et il fit toutes ses confidences à son ami. Il avait résolu de partir. Il y pensait depuis longtemps, n’attendant que le soleil pour exécuter son dessein. Maintenant que le soleil était revenu, Mâdou allait retourner au Dahomey, retrouver Kérika. Si Jack voulait venir avec lui, ils iraient à pied jusqu’à Marseille, se cacheraient dans un bateau et partiraient ensemble sur la mer. Il ne pouvait rien leur arriver de mauvais, puisqu’il avait son gri-gri.
L’autre fit des objections. Si malheureux qu’il fût, le pays de Mâdou-Ghézô ne le tentait pas. Le grand bassin de cuivre rouge rempli de têtes coupées lui revenait sinistrement à la mémoire. Et puis, il serait encore plus loin de sa mère.
– Bon! dit le nègre tranquillement, toi rester gymnase, moi partir tout seul.
– Et quand partiras-tu?
– Demain, répondit le nègre d’une voix résolue, et tout de suite il ferma les yeux pour s’endormir, comme s’il eût eu besoin de toutes ses forces.
Le lendemain matin, c’était «jour de méthode,» comme on disait au gymnase. Ce jour-là, on se réunissait pour le cours de madame Decostère dans le grand salon, à cause de l’orgue-harmonium nécessaire à la lecture expressive. En entrant, Jack aperçut Mâdou en train de frotter silencieusement l’immense salle, et pensa qu’il avait renoncé à son voyage.
Il y avait une heure ou deux que les «petits pays chauds» travaillaient et se décrochaient la mâchoire pour la «configuration des mots,» quand la tête de Moronval apparut à la porte entre-bâillée.
– Mâdou n’est pas ici?
– Non, mon ami, répondit madame Moronval-Decostère, je l’ai envoyé au marché pour la provision.
Ce mot de provision amena sur tous ces visages d’enfant une telle expression de bonheur, qu’ils auraient pu donner tout de suite la configuration exacte de ce vocable, si on la leur avait demandée. Ils étaient si strictement nourris! Jack, moins affamé, pensa à la conversation de la veille qui, entendue au moment du sommeil, lui était restée comme un rêve.
M. Moronval s’éloigna pour revenir quelques instants après:
– Eh bien! et Mâdou?
– Il n’est pas rentré… Je n’y comprends rien, dit la petite femme, un peu inquiète, elle aussi.
Dix heures, onze heures, pas de Mâdou. La leçon était finie depuis longtemps. C’était l’heure où d’ordinaire montaient de la cuisine en sous-sol, si étroite pourtant et si pauvre, des odeurs chaudes qui surexcitaient l’appétit féroce des collégiens. Ce matin-là rien, ni légumes ni viande, et toujours pas de Mâdou.
– Il lui sera peut-être arrivé quelque chose… disait madame Moronval, plus indulgente que son maussade époux, qui de temps en temps s’en allait guetter, la matraque à la main, à la porte du passage, l’arrivée du négrillon.
Enfin les douze coups de midi sonnèrent à toutes les horloges, à toutes les pendules, à tous les clochers du voisinage, apportant cette heure du déjeuner qui partage le travail de la journée en deux portions à peu près égales. Cette joyeuse sonnerie vibra d’une façon sinistre dans les estomacs creux de tous les habitants du gymnase. Et pendant que le silence se faisait parmi les fabriques d’alentour, et que même des masures du passage tous les feux allumés envoyaient des bruits de fritures et des fumets appétissants, les maîtres et les élèves désœuvrés se livraient à cette attente folle de la manne qui manquait.
Voyez-vous cette institution affamée, sans vivres, perdue comme un radeau en détresse, au milieu d’un océan de déjeuneurs?
Les petits «pays chauds» avaient les traits tirés, les yeux agrandis, et sentaient se réveiller en eux, avec les crampes de la faim, leurs anciennes férocités de cannibales. Vers deux heures pourtant, madame Moronval-Decostère se décida, malgré son aristocratie native, à aller acheter de la charcuterie, n’osant confier la commission à aucun de ces petits affamés capables de tout dévorer en route.
Quand elle revint, chargée d’énormes pains et de papiers huileux, on l’accueillit d’un hourrah enthousiaste, et alors seulement, comme si toutes les imaginations exténuées se fussent ranimées au moment du repas, chacun fit part aux autres des suppositions, des craintes provoquées par le départ du petit roi. Moronval, lui, ne croyait pas aux accidents; il avait de trop bonnes raisons pour prévoir une escapade.
– Combien avait-il d’argent sur lui? demanda-t-il.
– Quinze francs!… répondit timidement sa femme.
– Quinze francs!… Alors c’est sûr, il aura filé.
– Ce n’est pourtant pas avec quinze francs qu’il pourra regagner le Dahomey, dit le docteur.
Moronval secoua la tête et s’en alla tout de suite faire sa déclaration au commissaire du quartier.
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