Il avait gardé de la nuit une fraîcheur légère qui montait en buée dans la lumière. Des cygnes nageaient, des tiges d’herbes se miraient dans cette eau limpide à qui l’ombre, le silence, la solitude, semblaient avoir refait une vraie physionomie d’eau vivante; elle avait des rides, des frissons, des montées de sources qui éclataient à la surface en bulles claires et bouillonnantes. Au lieu de cette nappe immobile qui semble un miroir aux modes nouvelles et aux vanités de Paris, le lac osait redevenir un lac, des ailes le traversaient, des nageoires l’agitaient en dessous, et les saules frangés du vert des pousses tendres y trempaient leurs branches abandonnées.
Quelle promenade délicieuse!
Et le déjeuner!… Le déjeuner devant les fenêtres ouvertes, avec ces appétits de collégiens, inconscients et vivaces, s’attaquant à tout du même cœur. D’un bout du repas à l’autre, ce fut un long éclat de rire. Tout leur était prétexte, un morceau de pain qui tombait, la tournure du garçon; et ces gaietés naïves allaient trouver dans les branches les premiers cris des oiseaux.
Puis le déjeuner fini:
– Si nous allions au Jardin d’acclimatation?… proposa la mère.
– Oh! la bonne idée, maman!… Mâdou qui n’a jamais vu ça… c’est lui qui va s’amuser.
On remonta en voiture pour suivre la grande allée jusqu’à la grille. Dans le jardin presque désert, ils retrouvèrent l’impression tranquille de réveil et de fraîcheur que leur avait procurée le bois; mais, pour les enfants, l’attrait était encore plus grand, de toute cette vie animale qui emplissait jusqu’au moindre taillis et les regardait passer avec des sauts contre les palissades, des yeux fins ou langoureux, et des mufles roses tendus vers la bonne odeur de pain frais qu’ils rapportaient du restaurant.
Mâdou qui jusqu’alors s’était amusé pour faire plaisir à Jack, commença à s’amuser lui-même pour de bon. Il n’avait pas besoin de l’étiquette bleue qui donne à toutes ces petites cours l’air de prisons numérotées pour connaître certains animaux de son pays. Avec un sentiment mêlé de plaisir et de peine, il regardait les kanguroos dressés sur leurs pattes, si longues, qu’elles ont l’agilité et l’élan d’une paire d’ailes. On eût dit qu’il compatissait à leur dépaysement, qu’il souffrait de les voir dans ce court espace qu’ils franchissaient en trois sauts pour revenir à leur petite cabane avec cette précipitation de l’animal domestique qui sait le refuge et la nécessité du gîte.
Il s’arrêtait devant ces grilles légères, peintes en clair pour plus d’illusion, où les onagres, les antilopes, étaient parqués, sans pitié pour leurs sabots fins, si légers, si agiles; et il y avait des petits coins de verdure pelée, des versants de monticules si pauvres d’herbes, que tout à coup quelque fragment lointain de paysage brûlé se levait pour Mâdou au passage de ces trots rapides.
Les oiseaux enfermés l’apitoyaient surtout. Au moins les autruches, les casoars, logés solitairement au grand air avec un arbuste exotique qui les accompagne dans la perspective des allées comme sur une estampe d’histoire naturelle, avaient-ils la place de s’étendre, de gratter au soleil parmi les cailloux cette terre neuve, remuée, rapportée, qui garde éternellement au Jardin d’acclimatation une physionomie de chose improvisée. Mais que les perruches, les aras semblaient tristes dans cette longue cage séparée en compartiments uniformes, dont chacun s’orne d’un petit bassin et d’un arbre à perchoir, sans branches ni feuilles vertes!
Mâdou, en regardant ces endroits mélancoliques, un peu sombres, car le bâtiment est bien haut pour sa petite cour, pensait au gymnase Moronval. Dans la souillure de ces étroits pigeonniers, les plumes éclatantes paraissaient ternies et frangées; elles parlaient de luttes, de batailles, d’effarements de prisonniers ou de fous le long d’un grillage en fer ouvragé. Et les oiseaux du désert ou de l’espace, les flamants dont les plumes roses, les cous tendus, s’envolent en triangle sur des échappées du Nil bleu et de ciel pâle, les ibis au long bec qui rêvent perchés sur les sphinx immobiles, tous prenaient la même physionomie banale parmi les paons blancs vaniteusement étalés et les petits canards chinois délicatement peints qui barbotaient à l’aise dans leur lac minuscule.
Peu à peu le jardin se remplissait.
Il était mondain maintenant, bruyant, animé, et tout à coup, entre deux avenues, un spectacle étrange, fantastique, remplit Mâdou d’une extase si grande, qu’il en resta immobile, muet, sans un mot pour exprimer sa stupeur, son ravissement.
Au-dessus des massifs, des grilles, presque à la hauteur des grands arbres, deux éléphants, dont on n’apercevait encore que les énormes têtes et les trompes en mouvement, s’avançaient, balançant sur leurs larges dos tout un monde bariolé, des femmes avec des ombrelles claires, des enfants coiffés de chapeaux de paille, des têtes brunes, blondes, en cheveux, ornées de rubans de couleur. Après les éléphants, tout autre d’allure, une girafe venait, le cou raide, portant très haut sa petite tête sérieuse et fière; des gens étaient montés dessus. Et cette singulière caravane défilait dans l’allée tournante, entre la dentelle des jeunes branches, avec des rires, des petits cris, l’excitation que donnent la hauteur, l’air plus vif et aussi une crainte vague corrigée par beaucoup d’amour-propre.
Sous le soleil déjà chaud, ces étoffes de printemps paraissaient riches et soyeuses, et toutes les couleurs ressortaient sur la peau épaisse et rugueuse des éléphants. Enfin on les vit tout entiers, guidés par le cornac, la trompe tendue de droite à gauche vers les pousses d’arbres ou les poches des promeneurs, épais, chargés, tranquilles, agitant à peine leurs longues oreilles, qu’un enfant penché sur leurs dos ou quelque grande fille du peuple en train de rire chatouillaient légèrement d’une pointe d’ombrelle ou d’un fouet inoffensif.
– Qu’as-tu, Mâdou?… tu trembles… Est-ce que tu es malade? demanda Jack à son camarade.
Positivement Mâdou défaillait d’émotion; mais quand il apprit que lui aussi pourrait monter sur les lourdes bêtes, sa figure prit un air grave, posé, presque solennel.
Jack refusa de l’accompagner.
Il resta avec sa mère qu’il ne trouvait pas assez gaie, assez riante pour ce jour de bonheur; il éprouvait le besoin de se serrer contre elle, de l’admirer, de marcher dans la poussière de ses longues jupes de soie qu’elle laissait si royalement traîner. Assis tous deux, ils regardèrent le petit nègre se hisser tout en haut de l’éléphant avec une hâte, un frémissement singuliers.
Une fois là, il parut chez lui, à sa place.
Ce n’était plus l’enfant dépaysé, ridicule d’allure, de langage presque grotesque; ce n’était plus le collégien gauche et mal tourné, le petit domestique humilié par ses fonctions serviles et la tyrannie du maître. Sous sa peau noire, ordinairement terreuse, on sentait circuler la vie, ses cheveux laineux se soulevaient sauvagement, et dans ses yeux, parmi les langueurs de l’exil, luisaient des éclairs de colère ou de domination.
Heureux petit roi!
Deux ou trois fois de suite on lui fit faire le tour des allées.
«Encore, encore!» disait-il, et sur le petit pont qui traverse la pièce d’eau, entre les enclos des onagres, des kanguroos, des agoutis, il passait et repassait, excité jusqu’à l’ivresse par l’allure pesante et rapide de l’éléphant. Kérika, le Dahomey, la guerre, les grandes chasses, tout cela lui revenait en mémoire, il parlait seul, dans sa langue, et à cette petite voix d’Afrique, gazouillante, caressante, qui lui faisait fermer les yeux de plaisir, l’éléphant avait des barrissements enthousiastes, les zèbres hennissaient, les antilopes bondissaient effarés, pendant que de la grande cage aux oiseaux exotiques où le soleil tombait avec des rayons plus rouges, arrivaient des gazouillements, des cris, des appels, des coups de becs stridents, tout un tumulte de forêt vierge avant l’heure apaisée du sommeil.
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