Sa politique active et son vaste génie
Enchaînent la valeur de la fière Ilion.
Soumets les dieux à ton empire,
Vénus, sur tous les cœurs règne par la beauté;
Cueille, dans un riant délire,
Les roses de la volupté;
Mais à nos yeux daigne sourire,
Et rends le calme à Neptune agité.
Ulysse, ce mortel aux Troyens formidable,
Que tu poursuis de ton courroux
Pour la beauté n’est redoutable
Qu’en soupirant à ses genoux.
– Décidément, sire, dit la comtesse, plutôt piquée que reconnaissante du poétique envoi, décidément M. de Voltaire veut se raccommoder avec vous.
– Oh! quant à cela, c’est peine perdue, dit Louis XV; c’est un brouillon qui mettrait tout à sac s’il rentrait à Paris. Qu’il aille chez son ami, mon cousin Frédéric II. C’est déjà bien assez que nous ayons M. Rousseau. Mais prenez donc ces vers, comtesse, et méditez-les.
La comtesse prit le papier, le roula en forme d’allumette, et le déposa près de son assiette.
Le roi la regardait faire.
– Sire, dit Chon, un peu de ce tokay.
– Il vient des caves mêmes de Sa Majesté l’empereur d’Autriche, dit la comtesse; prenez de confiance, sire.
– Oh! des caves de l’empereur…, dit le roi; il n’y a que moi qui en aie.
– Aussi me vient-il de votre sommelier, sire.
– Comment! vous avez séduit…?
– Non, j’ai ordonné.
– Bien répondu, comtesse. Le roi est un sot.
– Oh! oui, mais M. la France…
– M. la France a au moins le bon esprit de vous aimer de tout son cœur, lui.
– Ah! sire, pourquoi n’êtes-vous pas véritablement M. la France tout court?
– Comtesse, pas de politique.
– Le roi prendra-t-il du café? dit Chon.
– Certainement.
– Et Sa Majesté le brûlera comme d’habitude? demanda la comtesse.
– Si la dame châtelaine ne s’y oppose pas.
La comtesse se leva.
– Que faites-vous?
– Je vais vous servir, monseigneur.
– Allons, dit le roi en s’allongeant sur sa chaise comme un homme qui a parfaitement soupé et dont un bon repas a mis les humeurs en équilibre, allons, je vois que ce que j’ai de mieux à faire est de vous laisser faire, comtesse.
La comtesse apporta sur un réchaud d’argent une petite cafetière contenant le moka brûlant; puis elle posa devant le roi une assiette supportant une tasse de vermeil et un petit carafon de Bohême; puis près de l’assiette elle posa une petite allumette de papier.
Le roi, avec l’attention profonde qu’il donnait d’habitude à cette opération, calcula son sucre, mesura son café, et, versant doucement son eau-de-vie pour que l’alcool surnageât, il prit le petit rouleau de papier qu’il alluma à la bougie, et avec lequel il communiqua la flamme à la liqueur brûlante.
Puis il le jeta dans le réchaud, où il acheva de se consumer.
Cinq minutes après, il savourait son café avec toute la volupté d’un gastronome achevé.
La comtesse le laissa faire; mais, à la dernière goutte:
– Ah! sire, s’écria-t-elle, vous avez allumé votre café avec les vers de M. de Voltaire, cela portera malheur aux Choiseul.
– Je me trompais, dit le roi en riant, vous n’êtes pas une fée, vous êtes un démon.
La comtesse se leva.
– Sire, dit-elle, Votre Majesté veut-elle voir si le gouverneur est rentré?
– Ah! Zamore? Bah! pourquoi faire?
– Mais pour vous en aller à Marly, sire.
– C’est vrai, dit le roi en faisant un effort pour s’arracher au bien-être qu’il éprouvait. Allons voir, comtesse, allons voir.
Madame du Barry fit un signe à Chon, qui s’éclipsa.
Le roi reprit son investigation, mais, il faut le dire, avec un esprit bien différent de celui qui avait présidé au commencement de la recherche. Les philosophes ont dit que la façon sombre ou couleur de rose dont l’homme envisage les choses dépend presque toujours de l’état de leur estomac.
Or, comme les rois ont des estomacs d’homme, moins bons généralement que ceux de leurs sujets, c’est vrai, mais communiquant leur bien-être ou leur mal-être au reste du corps exactement comme les autres, le roi paraissait d’aussi charmante humeur qu’il est possible à un roi de l’être.
Au bout de dix pas faits dans le corridor un nouveau parfum vint par bouffées au-devant du roi.
Une porte donnant sur une charmante chambre tendue de satin bleu, broché de fleurs naturelles, venait de s’ouvrir et découvrait, éclairée par une mystérieuse lumière, l’alcôve vers laquelle, depuis deux heures, avaient tendu les pas de l’enchanteresse.
– Eh bien! sire, dit-elle, il paraît que Zamore n’a point reparu, que nous sommes toujours enfermés, et qu’à moins que nous ne nous sauvions du château par les fenêtres…
– Avec les draps du lit? demanda le roi.
– Sire, dit la comtesse avec un admirable sourire, usons, n’abusons pas.
Le roi ouvrit les bras en riant, et la comtesse laissa tomber la belle rose, qui s’effeuilla en roulant sur le tapis.
Chapitre XXXIV Voltaire et Rousseau
Comme nous l’avons dit, la chambre à coucher de Luciennes était une merveille de construction et d’aménagement.
Située à l’orient, elle était fermée si hermétiquement par les volets dorés et les rideaux de satin, que le jour n’y pénétrait jamais avant d’avoir, comme un courtisan, obtenu ses petites et grandes entrées.
L’été, des ventilateurs invisibles y secouaient un air tamisé, pareil à celui qu’aurait pu produire un millier d’éventails.
Il était dix heures lorsque le roi sortit de la chambre bleue.
Cette fois, les équipages du roi attendaient depuis neuf heures dans la grande cour.
Zamore, les bras croisés, donnait ou faisait semblant de donner des ordres.
Le roi mit le nez à la fenêtre et vit tous ces apprêts de départ.
– Qu’est-ce à dire, comtesse? demanda-t-il; ne déjeunons-nous pas? on dirait que vous m’allez renvoyer à jeun.
– À Dieu ne plaise, sire! répondit la comtesse; mais j’ai cru que Votre Majesté avait rendez-vous à Marly avec M. de Sartine.
– Pardieu! fit le roi, il me semble qu’on pourrait bien faire dire à Sartine de me venir trouver ici, c’est si près.
– Votre Majesté me fera l’honneur de croire, dit la comtesse en souriant, que ce n’est pas à elle que la première idée en est venue.
– Et puis, d’ailleurs, la matinée est trop belle pour qu’on travaille: déjeunons.
– Sire, il faudra pourtant bien me donner quelques signatures, à moi.
– Pour madame de Béarn?
– Justement, et puis m’indiquer le jour.
– Quel jour?
– Et l’heure.
– Quelle heure?
– Le jour et l’heure de ma présentation.
– Ma foi, dit le roi, vous l’avez bien gagnée, votre présentation, comtesse. Fixez le jour vous-même.
– Sire, le plus proche possible.
– Tout est donc prêt?
– Oui.
– Vous avez appris à faire vos trois révérences?
– Je le crois bien; il y a un an que je m’y exerce.
– Vous avez votre robe?
– Vingt-quatre heures suffisent pour la faire.
– Vous avez votre marraine?
– Dans une heure elle sera ici.
– Eh bien! comtesse, voyons, un traité.
– Lequel?
– Vous ne me parlerez plus de cette affaire du vicomte Jean avec le baron de Taverney?
– Nous sacrifions donc le pauvre vicomte?
– Ma foi, oui!
– Eh bien! sire, nous n’en parlerons plus… Le jour?
– Après-demain.
– L’heure?
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