– Hélas! répéta M. Flageot à son tour, nous sommes loin d’être évoqués, madame.
– Nous sommes oubliés, n’est-ce pas?
– Oubliés, ensevelis, enterrés, madame, à moins d’un miracle, et, vous le savez, les miracles sont rares…
– Oh! oui, murmura la comtesse avec un soupir.
M. Flageot répondit par un autre soupir modulé sur celui de la comtesse.
– Tenez, monsieur Flageot, continua madame de Béarn, voulez-vous que je vous dise une chose?
– Dites, madame.
– Je n’y survivrai pas.
– Oh! quant à cela, vous auriez tort.
– Mon Dieu! mon Dieu! dit la pauvre comtesse, je suis au bout de ma force.
– Courage, madame, courage! dit Flageot.
– Mais n’avez-vous pas un conseil à me donner?
– Oh! si fait: celui de retourner dans vos terres et de ne plus croire désormais ceux qui se présenteront de ma part sans un mot de moi.
– Il faudra bien que j’y retourne, dans mes terres!
– Ce sera sage.
– Mais croyez-moi, monsieur Flageot, gémit la comtesse, nous ne nous reverrons plus, en ce monde du moins.
– Quelle scélératesse!
– Mais j’ai donc de bien cruels ennemis?
– C’est un tour des Saluces, j’en jurerais.
– Le tour est bien mesquin, en tout cas.
– Oui, c’est faible, dit M. Flageot.
– Oh! la justice, la justice! s’écria la comtesse, mon cher monsieur Flageot, c’est l’antre de Cacus.
– Pourquoi? dit celui-ci. Parce que la justice n’est plus elle-même, parce qu’on travaille le parlement, parce que M. de Maupeou a voulu devenir chancelier au lieu de rester président.
– Monsieur Flageot, je boirais bien à présent.
– Marguerite! cria l’avocat.
Marguerite rentra. Elle était sortie, voyant le tour pacifique que prenait la conversation.
Elle rentra, disons-nous, tenant le plateau et les deux verres qu’elle avait emportés. Madame de Béarn but lentement son verre de bière, après avoir honoré son avocat du choc de son gobelet, puis elle gagna l’antichambre après une triste révérence et des adieux plus tristes encore.
M. Flageot la suivait, sa perruque à la main.
Madame de Béarn était sur le palier et cherchait déjà la corde qui servait de rampe, lorsqu’une main se posa sur la sienne et qu’une tête donna dans sa poitrine.
Cette main et cette tête étaient celles d’un clerc qui escaladait quatre à quatre les raides marches de l’escalier.
La vieille comtesse, grondant et maugréant, rangea ses jupes et continua à descendre, tandis que le clerc, arrivé au palier à son tour, repoussait la porte en criant avec la voix franche et enjouée des basochiens de tous les temps:
– Voilà, maître Flageot, voilà; c’est pour l’affaire Béarn!
Et il lui tendit un papier.
Remonter à ce nom, repousser le clerc, se jeter sur maître Flageot, lui arracher le papier, bloquer l’avocat dans son cabinet, voilà ce que la vieille comtesse avait fait, avant que le clerc eût reçu deux soufflets que Marguerite lui appliquait ou faisait semblant de lui appliquer en riposte à deux baisers.
– Eh bien! s’écria la vieille dame, qu’est-ce qu’on dit donc là dedans, maître Flageot?
– Ma foi, je n’en sais rien encore, madame la comtesse; mais, si vous voulez me rendre le papier, je vous le dirai.
– C’est vrai, mon bon monsieur Flageot; lisez, lisez vite.
Celui-ci regarda la signature du billet.
– C’est de maître Guildou, notre procureur, dit-il.
– Ah! mon Dieu!
– Il m’invite, continua maître Flageot avec une stupéfaction croissante, à me tenir prêt à plaider pour mardi, parce que notre affaire est évoquée.
– Évoquée! cria la comtesse en bondissant, évoquée! Ah! prenez garde, monsieur Flageot, ne plaisantons pas cette fois, je ne m’en relèverais plus.
– Madame, dit maître Flageot, tout abasourdi de la nouvelle, si quelqu’un plaisante, ce ne peut être que M. Guildou, et ce serait la première fois de sa vie.
– Mais est-ce bien de lui cette lettre?
– Il a signé Guildou, voyez.
– C’est vrai!… Évoquée de ce matin, plaidée mardi. Ah çà! maître Flageot, cette dame qui m’est venue voir n’était donc pas une intrigante?
– Il paraît que non.
– Mais puisqu’elle ne m’était pas envoyée par vous… Vous êtes sûr qu’elle ne m’était pas envoyée par vous?
– Pardieu! si j’en suis sûr!
– Par qui donc m’était-elle envoyée?
– Oui, par qui?
– Car enfin elle m’était envoyée par quelqu’un.
– Je m’y perds.
– Et moi, je m’y noie. Ah! laissez-moi relire encore, mon cher monsieur Flageot; évoquée, plaidée, c’est écrit; plaidée devant M. le président Maupeou.
– Diable! cela y est-il?
– Sans doute.
– C’est fâcheux!
– Pourquoi cela?
– Parce que c’est un grand ami des Saluces que M. le président Maupeou.
– Vous le savez?
– Il n’en sort pas.
– Bon! nous voilà plus embarrassés que jamais. J’ai du malheur.
– Et cependant, dit maître Flageot, il n’y a pas à dire, il faut l’aller voir.
– Mais il me recevra horriblement.
– C’est probable.
– Ah! maître Flageot, que me dites-vous là?
– La vérité, madame.
– Quoi! non seulement vous perdez courage, mais encore vous m’ôtez celui que j’avais.
– Devant M. de Maupeou, il ne peut rien vous arriver de bon.
– Faible à ce point, vous, un Cicéron?
– Cicéron eut perdu la cause de Ligarius s’il eût plaidé devant Verrès au lieu de parler devant César, répondit maître Flageot, qui ne trouvait que cela de modeste à répondre pour repousser l’honneur insigne que sa cliente venait de lui faire.
– Alors vous me conseillez de ne pas l’aller voir?
– À Dieu ne plaise, madame, de vous conseiller une pareille irrégularité; seulement, je vous plains d’être forcée à une pareille entrevue.
– Vous me parlez là, monsieur Flageot, comme un soldat qui songe à déserter son poste. On dirait que vous craignez de vous charger de l’affaire.
– Madame, répondit l’avocat, j’en ai perdu quelques-unes dans ma vie qui avaient plus de chance de gain que celle-là.
La comtesse soupira; mais, rappelant toute son énergie:
– J’irai jusqu’au bout, dit-elle avec une sorte de dignité qui contrasta avec la physionomie comique de cet entretien, il ne sera pas dit qu’ayant le droit j’aurai reculé devant la brigue. Je perdrai mon procès, mais j’aurai montré aux prévaricateurs le front d’une femme de qualité comme il n’en reste pas beaucoup à la cour d’aujourd’hui. Me donnez-vous le bras, monsieur Flageot, pour m’accompagner chez votre vice-chancelier?
– Madame, dit maître Flageot appelant, lui aussi, à son aide toute sa dignité, madame, nous nous sommes juré, nous, membres opposants du parlement de Paris, de ne plus avoir de rapports en deçà des audiences, avec ceux qui ont abandonné les parlements dans l’affaire de M. d’Aiguillon. L’union fait la force; et comme M. de Maupeou a louvoyé dans toute cette affaire, comme nous avons à nous plaindre de lui, nous resterons dans nos camps jusqu’à ce qu’il ait arboré une couleur.
– Mon procès arrive mal, à ce que je vois, soupira la comtesse; des avocats brouillés avec leurs juges, des juges brouillés avec leurs clients… C’est égal, je persévérerai.
– Dieu vous assiste, madame, dit l’avocat en rejetant sa robe de chambre sur son bras gauche, comme un sénateur romain eût fait de sa toge.
– Voici un triste avocat, murmura en elle-même madame de Béarn. J’ai peur d’avoir moins de chance avec lui devant le parlement que je n’en avais là-bas devant mon traversin.
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