Le lieutenant de police, pris à l’improviste, tressaillit.
– Ma foi non, sire.
– Eh bien! ni moi non plus, dit Louis XV. Continuez, chère comtesse.
– Elle avait donc pris ses jambes à son cou; elle avait franchi la grille, elle se trouvait sur la place qui a l’honneur de porter le nom de Votre Majesté lorsque tout à coup l’inconnu qui la suivait, et dont elle se croyait débarrassée, se trouva en face d’elle. Elle jeta un cri.
– Il était donc bien laid?
– Au contraire, sire, c’était un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, au visage brun, aux yeux dilatés, à la parole sonore.
– Et votre héroïne avait peur, comtesse; peste! elle était bien effrayée!
– Elle le fut un peu moins quand elle le vit, sire. Cependant, la situation n’était pas rassurante: grâce au brouillard, si cet inconnu avait eu de mauvaises intentions, il n’y avait pas moyen d’espérer de secours; aussi, joignant les mains:
«- Oh! monsieur, dit la jeune fille, je vous supplie de ne point me faire de mal.
«L’inconnu secoua la tête avec un charmant sourire.
«- Dieu m’est témoin que ce n’est pas mon intention, dit-il.
«- Que voulez-vous donc?
«- Obtenir de vous une promesse.
«- Que puis-je vous promettre?
«- De m’accorder la première faveur que je vous demanderai quand…
«- Quand? répéta la jeune fille avec curiosité.
«- Quand vous serez reine.»
– Et que fit la jeune fille?
– Sire, elle croyait ne s’engager à rien. Elle promit.
– Et le sorcier?
– Il disparut.
– Et M. de Sartine refuse de retrouver le sorcier? Il a tort.
– Sire, je ne refuse pas, je ne peux pas.
– Ah! monsieur le lieutenant, voilà un mot qui ne devrait pas être dans le dictionnaire de la police, dit la comtesse.
– Madame, on est sur sa trace.
– Ah! oui, la phrase sacramentelle.
– Non pas, c’est la vérité. Mais, vous comprenez, c’est un bien faible renseignement que vous donnez là.
– Comment! jeune, beau, le teint brun, les cheveux noirs, des yeux magnifiques, une voix sonore.
– Peste! comme vous en parlez, comtesse! Sartine, je vous défends de retrouver ce gaillard-là.
– Vous avez tort, sire, car je n’ai à lui demander qu’un simple renseignement.
– C’est donc de vous qu’il est question?
– Sans doute.
– Eh bien! qu’avez-vous à lui demander encore? Sa prédiction s’est accomplie.
– Vous trouvez?
– Sans doute. Vous êtes reine.
– À peu près.
– Il n’a donc plus rien à vous dire.
– Si fait. Il a à me dire quand cette reine sera présentée. Ce n’est pas le tout que de régner la nuit, sire, il faut bien régner aussi un peu le jour.
– Cela ne regarde pas le sorcier, dit Louis XV allongeant les lèvres en homme qui voit passer la conversation sur un terrain malencontreux.
– Et de qui cela dépend-il donc?
– De vous.
– De moi?
– Oui, sans doute. Trouvez une marraine.
– Parmi vos bégueules de la cour? Votre Majesté sait bien que c’est impossible; elles sont toutes vendues aux Choiseul, aux Praslin.
– Allons, je croyais qu’il était convenu que nous ne parlerions plus ni des uns ni des autres.
– Je n’ai pas promis cela, sire.
– Eh bien! je vous demande une chose.
– Laquelle?
– C’est de les laisser où ils sont, et de rester où vous êtes. Croyez-moi, la meilleure place est à vous.
– Pauvres affaires étrangères! pauvre marine!
– Comtesse, au nom du ciel, ne faisons pas de politique ensemble.
– Soit; mais vous ne pourrez pas m’empêcher d’en faire toute seule.
– Oh! toute seule, tant que vous voudrez.
La comtesse étendit la main vers une corbeille pleine de fruits, y prit deux oranges, et les fit sauter alternativement dans sa main.
– Saute, Praslin! saute, Choiseul! dit-elle; saute, Praslin! saute, Choiseul!
– Eh bien! dit le roi, que faites-vous?
– J’use de la permission que m’a donnée Votre Majesté, sire, je fais sauter le ministère.
En ce moment, Dorée entra, et dit un mot à l’oreille de sa maîtresse.
– Oh! certainement! s’écria celle-ci.
– Qu’y a-t-il? demanda le roi.
– Chon, qui arrive de voyage, sire, et qui demande à présenter ses hommages à Votre Majesté.
– Qu’elle vienne, qu’elle vienne! En effet, depuis quatre ou cinq jours, je sentais qu’il me manquait quelque chose, sans savoir quoi.
– Merci, sire, dit Chon en entrant.
Puis, s’approchant de l’oreille de la comtesse.
– C’est fait, dit-elle.
La comtesse ne put retenir un petit cri de joie.
– Eh bien! qu’y a-t-il? demanda Louis XV.
– Rien, sire; je suis heureuse de la revoir, voilà tout.
– Et moi aussi. Bonjour, petite Chon, bonjour.
– Votre Majesté permet que je dise quelques mots à ma sœur? demanda Chon.
– Dis, dis, mon enfant. Pendant ce temps-là, je vais demander à Sartine d’où tu viens.
– Sire, dit M. de Sartine, qui voulait esquiver la demande, Votre Majesté voudra-t-elle m’accorder un instant?
– Pourquoi faire?
– Pour parler de choses de la dernière importance, sire.
– Oh! j’ai bien peu de temps, monsieur de Sartine, dit Louis XV en bâillant d’avance.
– Sire, deux mots seulement.
– Sur quoi?…
– Sur ces voyants, ces illuminés, ces déterreurs de miracles.
– Ah! des charlatans. Donnez-leur des patentes de jongleurs, et ils ne seront plus à craindre.
– Sire, j’oserai insister pour dire à Votre Majesté que la situation est plus grave qu’elle ne le croit. À chaque instant, il s’ouvre de nouvelles loges maçonniques. Eh bien! sire, ce n’est déjà plus une société, c’est une secte, une secte à laquelle s’affilient tous les ennemis de la monarchie: les idéologues, les encyclopédistes, les philosophes. On va recevoir en grande cérémonie M. de Voltaire.
– Il se meurt.
– Lui? Oh! que non, sire – pas si niais.
– Il s’est confessé.
– C’est une ruse.
– En habit de capucin.
– C’est une impiété, sire! tout cela s’agite, écrit, parle, se cotise, correspond, intrigue, menace. Quelques mots même, échappés à des frères indiscrets, indiquent qu’ils attendent un chef.
– Eh bien! Sartine, quand ce chef sera venu vous le prendrez, vous le mettrez à la Bastille, et tout sera dit.
– Sire, ces gens-là ont bien des ressources.
– En aurez-vous moins qu’eux, monsieur, vous, lieutenant de police d’un royaume?
– Sire, on a obtenu de Votre Majesté l’expulsion des jésuites; c’est celle des philosophes qu’on aurait du demander.
– Allons, vous voilà encore avec vos tailleurs de plumes.
– Sire, ce sont de dangereuses plumes que celles qu’on taille avec le canif de Damiens.
Louis XV pâlit.
– Ces philosophes que vous méprisez, sire… continua M. de Sartine.
– Eh bien?
– Eh bien! je vous le dis, ils perdront la monarchie.
– Combien leur faut-il de temps pour cela, monsieur?
Le lieutenant de police regarda Louis XV avec des yeux étonnés.
– Mais, sire, puis-je savoir cela? Quinze ans, vingt ans, trente ans peut-être.
– Eh bien! mon cher ami, dit Louis XV, dans quinze ans je n’y serai plus; allez parler de cela à mon successeur.
Et le roi se retourna vers madame du Barry.
Celle-ci semblait attendre ce moment.
– Oh! mon Dieu! s’écria-t-elle avec un grand soupir, que me dis-tu là, Chon?
– Oui, que dit-elle? demanda le roi; vous avez toutes deux des airs funèbres.
– Ah! sire, dit la comtesse, il y a bien de quoi.
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