Aussi, ce fut en appelant à son aide sa plus délicate pénétration qu’il interrogea les traits d’Andrée au moment où elle effleura du bout de son couteau ces figures d’argent qui semblaient échappées d’un de ces repas nocturnes du régent, à la suite desquels Canillac avait la charge d’éteindre les bougies.
Soit curiosité, soit qu’il fût mû par un autre sentiment, Balsamo considérait Andrée avec une telle persévérance, que deux ou trois fois, en moins de dix minutes, les regards de la jeune fille durent rencontrer les siens. D’abord, la pure et chaste créature soutint ce regard singulier sans confusion mais enfin sa fixité devint telle, tandis que le baron déchiquetait du bout de son couteau le chef-d’œuvre de Nicole, qu’une impatience fébrile, qui lui fit monter le sang aux joues, commença à s’emparer d’elle. Bientôt, se sentant troublée sous ce regard presque surhumain, elle essaya de le braver, et ce fut elle, à son tour, qui regarda le baron de son grand œil clair et dilaté. Mais, cette fois encore, elle dut céder, et sa paupière, inondée du fluide magnétique que projetait l’œil ardent de son hôte, s’abaissa lourde et craintive, pour ne plus se lever qu’avec hésitation.
Cependant, tandis que cette lutte muette s’établissait entre la jeune fille et le mystérieux voyageur, le baron grondait, riait et maugréait, jurait en vrai seigneur campagnard, et pinçait le bras de La Brie, qui, malheureusement pour lui, se trouvait à sa portée dans un moment où son irritation nerveuse lui faisait éprouver le besoin de pincer quelque chose.
Il allait sans doute en faire autant à Nicole, quand les yeux du baron, pour la première fois sans doute, se portèrent sur les mains de la jeune femme de chambre.
Le baron adorait les belles mains: c’était pour de belles mains qu’il avait fait toutes ses folies de jeunesse.
– Voyez donc, dit-il, quels jolis doigts a cette drôlesse. Comme l’ongle s’effile, comme il se recourberait sur la peau, ce qui est une beauté suprême, si le bois qu’on fend, si les bouteilles qu’on rince, si les casseroles qu’on récure n’usaient affreusement la corne; car c’est de la corne que vous avez au bout des doigts, mademoiselle Nicole.
Nicole, peu habituée aux compliments du baron, le regardait avec un demi sourire, où l’étonnement avait plus de part encore que l’orgueil.
– Oui, oui, dit le baron, qui s’aperçut de ce qui se passait dans le cœur de la coquette jeune fille, fais la roue, je te le conseille. – Oh! c’est que je vous dirai, mon cher hôte, que mademoiselle Nicole Legay, ici présente, n’est point une prude comme sa maîtresse et qu’un compliment ne lui fait pas peur.
Les yeux de Balsamo se portèrent vivement sur la fille du baron, et il vit luire le dédain le plus suprême sur le beau visage d’Andrée. Alors il trouva convenable d’harmoniser sa figure avec celle de la fière enfant; celle-ci le remarqua, et lui en sut gré sans doute, car elle le regarda avec moins de dureté ou plutôt avec moins d’inquiétude qu’elle n’avait fait jusque-là.
– Croyez-vous, monsieur, continua le baron en passant le dos de sa main sous le menton de Nicole qu’il paraissait décidé à trouver charmante ce soir là, croiriez-vous que cette donzelle arrive du couvent comme ma fille et a presque reçu de l’éducation? Aussi mademoiselle Nicole ne quitte pas sa maîtresse un seul instant. C’est un dévouement qui ferait sourire de joie messieurs les philosophes qui prétendent que ces espèces-là ont des âmes.
– Monsieur, dit Andrée mécontente, ce n’est point par dévouement que Nicole ne me quitte point, c’est parce que je lui ordonne de ne pas me quitter.
Balsamo leva les yeux sur Nicole pour voir l’effet que feraient sur elle les paroles de sa maîtresse, fières jusqu’à l’insolence, et il vit, à la crispation de ses lèvres, que la jeune fille n’était point insensible aux humiliations qui ressortaient de son état de domesticité.
Cependant, cette expression passa comme un éclair sur le visage de la chambrière; car, en se détournant pour cacher une larme sans doute, ses yeux se fixèrent sur une fenêtre de la salle à manger qui donnait sur la cour. Tout intéressait Balsamo, qui semblait chercher quelque chose de son côté au milieu des personnages parmi lesquels il venait d’être introduit; tout intéressait Balsamo, disons-nous: son regard suivit donc le regard de Nicole, et il lui sembla, à cette fenêtre, objet de l’attention de Nicole, voir apparaître un visage d’homme.
– En vérité, pensa-t-il, tout est curieux dans cette maison; chacun a son mystère, et j’espère ne pas être une heure sans connaître celui de mademoiselle Andrée. Je connais déjà celui du baron, et je devine celui de Nicole.
Il avait eu un moment d’absence, mais si court qu’eût été ce moment, le baron s’en aperçut.
– Vous rêvez aussi, vous, dit-il; bon! vous devriez au moins attendre à cette nuit, mon cher hôte. La rêverie est contagieuse, et c’est une maladie qui se gagne ici, à ce qu’il me semble. Comptons les rêveurs. Nous avons d’abord mademoiselle Andrée qui rêve; puis nous avons encore mademoiselle Nicole qui rêve; puis enfin je vois rêver à tout moment ce fainéant qui a tué ces perdreaux, qui rêvait peut-être aussi quand il les a tués…
– Gilbert? demanda Balsamo.
– Oui! un philosophe comme M. La Brie. À propos de philosophes, est-ce que vous êtes de leurs amis, par hasard? Oh! je vous en préviens alors, vous ne serez pas des miens…
– Non, monsieur, je ne suis ni bien ni mal avec eux; je n’en connais pas, répondit Balsamo.
– Tant mieux, ventrebleu! Ce sont de vilains animaux, plus venimeux encore qu’ils ne sont laids. Ils perdent la monarchie avec leurs maximes! on ne rit plus en France, on lit, et que lit-on encore? Des phrases comme celle-ci: Sous un gouvernement monarchique, il est très difficile que le peuple soit vertueux ; ou bien: La vraie monarchie n’est qu’une constitution imaginée pour corrompre les mœurs des peuples et les asservir ; ou bien encore: Si l’autorité des rois vient de Dieu, c’est comme les maladies et les fléaux du genre humain . Comme tout cela est récréatif! Un peuple vertueux! à quoi servirait-il? je vous le demande. Ah! tout va mal, voyez-vous, et cela depuis que Sa Majesté a parlé à M. de Voltaire et a lu les livres de M. Diderot.
En ce moment, Balsamo crut encore voir la même figure pâlissante apparaître derrière les vitres. Mais cette figure disparut aussitôt qu’il fixa les yeux sur elle.
– Mademoiselle serait-elle philosophe? demanda en souriant Balsamo.
– Je ne sais pas ce que c’est que la philosophie, répondit Andrée. Je sais seulement que j’aime ce qui est sérieux.
– Eh! mademoiselle! s’écria le baron, rien n’est plus sérieux, à mon avis, que de bien vivre; aimez donc cela.
– Mais mademoiselle ne hait point la vie, à ce qu’il me semble? demanda Balsamo.
– Cela dépend, monsieur, répliqua Andrée.
– Voilà encore un mot stupide, dit Taverney. Eh bien! croiriez-vous, monsieur, qu’il m’a déjà été répondu lettre pour lettre par mon fils?
– Vous avez un fils, mon cher hôte? demanda Balsamo.
– Oh! mon Dieu, oui, j’ai ce malheur: un vicomte de Taverney, lieutenant aux gendarmes Dauphin, un excellent sujet!…
Le baron prononça ces trois derniers mots en serrant les dents comme s’il eût voulu en mâcher chaque lettre.
– Je vous en félicite, monsieur, dit Balsamo en s’inclinant.
– Oui, répondit le vieillard, encore un philosophe. Cela fait hausser les épaules, parole d’honneur. Ne me parlait-il pas, l’autre jour, d’affranchir les nègres. «Et le sucre! ai-je fait. J’aime mon café fort sucré, moi, et le roi Louis XV aussi. – Monsieur, a-t-il répondu, plutôt se passer de sucre que de voir souffrir une race… – Une race de singes!» ai-je dit, et encore je leur faisais bien de l’honneur. Savez-vous ce qu’il a prétendu? Foi de gentilhomme, il faut qu’il y ait quelque chose dans l’air qui leur tourne la tête, il a prétendu que tous les hommes étaient frères! – Moi, le frère d’un Mozambique!
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