– Ouvrez la lanterne, dit-il.
Gilbert obéit.
– Mettez votre chapeau au-dessus de mes deux mains.
Gilbert obéit encore; on le voyait suivre ces préparatifs avec la plus grande curiosité. Gilbert ne connaissait d’autre moyen de se procurer du feu que de battre le briquet.
Le voyageur tira de sa poche un étui d’argent et de cet étui une allumette; puis, ouvrant le bas de l’étui, il plongea cette allumette dans une pâte inflammable sans doute, car aussitôt l’allumette prit feu avec un léger pétillement.
L’action fut si instantanée et si inattendue, que Gilbert tressaillit.
Le voyageur sourit à cette surprise, bien naturelle à une époque où quelques chimistes seulement connaissaient le phosphore, et gardaient ce secret pour leurs expériences personnelles.
Le voyageur communiqua la flamme magique à la mèche de sa bougie, puis il referma l’étui, qu’il remit dans sa poche.
Le jeune homme suivait le précieux récipient avec des yeux ardents de convoitise. Il était évident qu’il eût donné bien des choses pour être possesseur d’un pareil trésor.
– Maintenant que nous avons de la lumière, voulez-vous me conduire? demanda le voyageur.
– Venez, monsieur, dit Gilbert.
Et le jeune homme marcha devant tandis que son compagnon, prenant le cheval au mors, le forçait d’avancer.
Au reste, le temps était devenu plus tolérable, la pluie avait à peu près cessé et l’orage s’éloignait en grondant.
Le voyageur éprouva le premier le besoin de reprendre la conversation.
– Vous paraissez bien connaître ce baron de Taverney, mon ami? dit-il.
– Oui, monsieur, et c’est tout simple, car je suis chez lui depuis mon enfance.
– C’est votre parent, peut-être?
– Non, monsieur.
– Votre tuteur?
– Non.
– Votre maître?
Le jeune homme tressaillit à ce mot ce maître, et une vive rougeur colora ses joues ordinairement pâles.
– Je ne suis pas domestique, monsieur, dit-il.
– Mais enfin, reprit le voyageur, vous êtes quelque chose.
– Je suis le fils d’un ancien métayer du baron; ma mère a nourri mademoiselle Andrée.
– Je comprends: vous êtes dans la maison à titre de frère de lait de cette jeune personne, car je suppose que la fille du baron est jeune.
– Elle a seize ans, monsieur.
Sur les deux questions, comme on le voit, Gilbert en escamotait une. C’était celle qui lui était personnelle.
Le voyageur parut faire la même réflexion que nous; cependant il dirigea son interrogatoire vers un autre point.
– Par quel hasard étiez-vous sur la route par un temps comme celui qu’il fait? demanda-t-il.
– Je n’étais pas sur la route, monsieur, j’étais sous une roche qui longe le chemin.
– Et que faisiez-vous sous cette roche?
– Je lisais.
– Vous lisiez?
– Oui.
– Et que lisiez-vous?
– Le Contrat social , de monsieur J.J. Rousseau.
Le voyageur regarda le jeune homme avec un certain étonnement.
– Vous aviez pris ce livre dans la bibliothèque du baron? demanda-t-il.
– Non, monsieur, je l’ai acheté.
– Où cela?… À Bar-le-Duc?
– Non, monsieur, ici, à un colporteur qui passait: il passe comme cela depuis quelque temps dans la campagne beaucoup de colporteurs avec de bons livres.
– Qui vous a dit que le Contrat social était un bon livre?
– Je l’ai vu en le lisant, monsieur.
– En avez-vous donc lu de mauvais, que vous puissiez établir cette différence?
– Oui.
– Et qu’appelez-vous de mauvais livres?
– Mais le Sofa , Tanzaï et Néadarné , et autres livres de cette espèce.
– Où diable avez-vous trouvé ces livres?
– Dans la bibliothèque du baron.
– Par quel moyen le baron se procure-t-il ces nouveautés, dans un trou comme celui qu’il habite?
– On les lui envoie de Paris.
– Comment, s’il est pauvre comme vous le dites, mon ami, le baron met-il son argent à de pareilles fadaises?
– Il ne les achète pas, on les lui donne.
– Ah! on les lui donne?
– Oui, monsieur.
– Qui cela?
– Un de ses amis, un grand seigneur.
– Un grand seigneur? Savez-vous son nom, à ce grand seigneur?
– Il s’appelle le duc de Richelieu.
– Comment! le vieux maréchal?
– Oui, le maréchal, c’est cela.
– Et je présume qu’il ne laisse pas traîner de pareils livres devant mademoiselle Andrée.
– Au contraire, monsieur, il les laisse traîner partout.
– Mademoiselle Andrée est-elle de votre avis, que ces livres sont de mauvais livres? demanda en souriant narquoisement le voyageur.
– Mademoiselle Andrée ne les lit pas, monsieur, répondit sèchement Gilbert.
Le voyageur se tut un instant. Il était évident que cette singulière nature, mélange de bon et de mauvais, de vergogne et de hardiesse, l’intéressait malgré lui.
– Et pourquoi avez-vous lu ces livres, puisque vous saviez qu’ils étaient mauvais? continua celui que le vieux savant avait désigné sous le nom d’Acharat.
– Parce qu’en les ouvrant j’ignorais leur valeur.
– Vous l’avez cependant facilement jugée.
– Oui, monsieur.
– Et vous avez continué de les lire, néanmoins?
– J’ai continué.
– Dans quel but?
– Ils m’apprenaient des choses que je ne savais pas.
– Et le Contrat social ?
– Il m’apprend des choses que j’avais devinées.
– Lesquelles?
– C’est que tous les hommes sont frères, c’est que les sociétés sont mal organisées, qui ont des serfs ou des esclaves! C’est qu’un jour tous les individus seront égaux.
– Ah! ah! fit le voyageur.
Il y eut un instant de silence pendant lequel Gilbert et son compagnon continuèrent de marcher, le voyageur tirant le cheval par la bride, Gilbert tenant la lanterne à sa main.
– Vous avez donc bien envie d’apprendre, mon ami? dit tout bas le voyageur.
– Oui, monsieur, c’est mon plus grand désir.
– Et que voudriez-vous apprendre? Voyons!
– Tout, dit le jeune homme.
– Et pourquoi voulez-vous apprendre?
– Pour m’élever.
– Jusqu’où?
Gilbert hésita. Il était évident qu’il avait un but dans sa pensée; mais ce but, c’était sans doute son secret, et il ne voulait pas le dire.
– Jusqu’où l’homme peut atteindre, répondit-il.
– Mais, au moins, avez-vous étudié quelque chose?
– Rien. Comment voulez-vous que j’étudie, n’étant pas riche et habitant Taverney?
– Comment! vous ne savez pas un peu de mathématiques?
– Non.
– De physique?
– Non.
– De chimie?
– Non. Je sais lire et écrire, voilà tout; mais je saurai tout cela.
– Quand?
– Un jour.
– Par quel moyen?
– Je l’ignore; mais je le saurai.
– Singulier enfant! murmura le voyageur.
– Et alors…, murmura Gilbert se parlant à lui-même.
– Alors?
– Oui.
– Quoi?
– Rien.
Cependant Gilbert et celui auquel il servait de guide marchaient depuis un quart d’heure à peu près; la pluie avait tout à fait cessé, et la terre commençait même à exhaler cet âcre parfum qui remplace au printemps les brûlantes émanations de l’orage.
Gilbert semblait réfléchir profondément.
– Monsieur, dit-il tout à coup, savez-vous ce que c’est que l’orage?
– Sans doute, je le sais.
– Vous?
– Oui, moi.
– Vous savez ce que c’est que l’orage? Vous savez ce qui cause la foudre?
Le voyageur sourit.
– C’est la combinaison des deux électricités, l’électricité du nuage et l’électricité du sol.
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