– Toi, Nicole?
– Oui, moi, et que je vous fasse chasser.
– Essaye, dit Gilbert en souriant.
– Tu m’en défies?
– Positivement.
– Qu’arrivera-t-il donc si je dis à mademoiselle, à M. Philippe, à M. le baron, que je t’ai rencontré ici?
– Il arrivera comme tu l’as dit, non pas qu’on me chassera – je suis, Dieu merci, tout chassé – mais qu’on me traquera comme une bête fauve. Seulement, celle que l’on chassera, ce sera Nicole.
– Comment, Nicole?
– Certainement, Nicole – Nicole à qui l’on jette des pierres par-dessus les murs.
– Prenez garde, monsieur Gilbert, dit Nicole d’un ton de menace, on a trouvé dans vos mains, sur la place Louis XV, un fragment de la robe de mademoiselle.
– Vous croyez?
– C’est M. Philippe qui l’a dit à son père. Il ne se doute de rien encore; mais, en l’aidant, peut-être finira-t-il par se douter.
– Et qui l’aidera?
– Moi, donc.
– Prenez garde, Nicole, on pourrait se douter aussi qu’en faisant semblant d’étendre les dentelles, vous ramassez les pierres qu’on vous jette par-dessus les murailles.
– Ce n’est pas vrai! s’écria Nicole.
Puis, revenant sur sa dénégation:
– D’ailleurs, continua-t-elle, ce n’est pas un crime de recevoir des billets, ce n’est pas un crime comme de s’introduire ici, tandis que mademoiselle se déshabille… Ah! que direz-vous à cela, monsieur Gilbert?
– Je dirai, mademoiselle Nicole, que c’est aussi un crime, pour une sage jeune fille comme vous êtes, de glisser des clefs sous les petites portes des jardins.
Nicole frissonna.
– Je dirai, continua Gilbert, que si j’ai commis, moi, connu de M. de Taverney, de M. Philippe, de mademoiselle Andrée, le crime de m’introduire chez elle, ne pouvant résister à l’inquiétude que m’inspirait la santé de mes anciens maîtres, et surtout celle de mademoiselle Andrée, que j’ai tenté de sauver là-bas, si bien tenté, qu’il m’est resté, comme vous l’avouez vous-même, un fragment de sa robe dans la main; je dirai que, si j’ai commis ce crime bien pardonnable de m’introduire ici, vous avez commis, vous, le crime impardonnable d’introduire un étranger dans la maison de vos maîtres, et d’aller retrouver cet étranger dans la serre, où vous avez passé une heure avec lui.
– Gilbert! Gilbert!
– Ah! voilà ce que c’est que la vertu – celle de mademoiselle Nicole, veux-je dire. – Ah! vous trouvez mauvais que je sois dans votre chambre, mademoiselle Nicole, tandis que…
– Monsieur Gilbert!
– Dites donc à mademoiselle que je suis amoureux d’elle, maintenant; moi, je dirai que j’étais amoureux de vous, et elle me croira, car vous avez eu la bêtise de le lui dire vous-même, là-bas, à Taverney.
– Gilbert, mon ami!
– Et l’on vous chassera, Nicole; et, au lieu d’aller à Trianon, près de la dauphine, avec mademoiselle, au lieu de faire la coquette avec de beaux seigneurs et de riches gentilshommes, comme vous ne manquerez pas de le faire si vous restez dans la maison: au lieu de cela, vous irez rejoindre votre amant, M. de Beausire, un exempt, un soldat. Ah! la belle chute, en vérité, et que l’ambition de mademoiselle Nicole l’aura menée loin. Nicole, la maîtresse d’un garde française!
Et Gilbert se mit à chanter en éclatant de rire:
Dans les gardes françaises
J’avais un amoureux!
– Par pitié, monsieur Gilbert, dit Nicole, ne me regardez pas ainsi. Votre regard est méchant, il reluit dans les ténèbres. Par pitié, ne riez pas non plus, votre rire me fait peur.
– Alors, dit Gilbert d’un ton de voix impératif, ouvrez-moi la porte, Nicole, et plus un seul mot de tout cela.
Nicole ouvrit la porte avec un tremblement nerveux si violent, que l’on pouvait voir ses épaules s’agiter et sa tête remuer comme celle d’une vieille.
Gilbert sortit tranquillement le premier, et, voyant que la jeune fille le guidait vers la porte de sortie:
– Non, dit-il, non; vous avez vos moyens pour faire entrer les gens ici; moi, j’ai mes moyens pour en sortir. Allez dans la serre, allez retrouver ce cher M. de Beausire, qui doit vous attendre avec impatience, et demeurez avec lui dix minutes de plus que vous ne deviez le faire. J’accorde cette récompense à votre discrétion.
– Dix minutes, et pourquoi dix minutes? demanda Nicole toute tremblante.
– Parce qu’il me faut ces dix minutes pour disparaître; allez, mademoiselle Nicole, allez donc; et, pareille à la femme de Loth, dont je vous ai raconté l’histoire à Taverney, quand vous me donniez des rendez-vous dans les meules de foin, n’allez pas vous retourner, car il vous arriverait pis que d’être changée en statue de sel. Allez, belle voluptueuse, allez maintenant; je n’ai pas autre chose à vous dire.
Nicole, subjuguée, épouvantée, terrassée par cet aplomb de Gilbert, qui tenait dans ses mains tout son avenir, regagna tête baissée la serre, où effectivement l’attendait, dans une grande anxiété, l’exempt Beausire.
De son côté, Gilbert, en prenant les mêmes précautions pour ne pas être vu, regagna sa muraille et sa corde, s’aida du cep de vigne et du treillage, atteignit le plomb du premier étage de l’escalier, et grimpa lestement jusqu’à sa mansarde.
Le bonheur voulut qu’il ne rencontrât personne dans son ascension; les voisines étaient déjà couchées et Thérèse était encore à table.
Gilbert était trop exalté par la victoire qu’il venait de remporter sur Nicole pour avoir peur de trébucher sur la gouttière. Au contraire, il se sentait la puissance de marcher comme la Fortune sur un rasoir affilé, ce rasoir eût-il une lieue de long.
Andrée était au bout du chemin.
Il regagna donc sa lucarne, ferma la fenêtre et déchira le billet, auquel personne n’avait touché.
Puis il s’étendit délicieusement sur son lit.
Une demi-heure après, Thérèse tint parole, et vint à travers la porte lui demander comment il se portait.
Gilbert répondit par un remerciement, entremêlé des bâillements d’un homme qui se meurt de sommeil. Il avait hâte de se retrouver seul, bien seul, dans l’obscurité et le silence, pour se rassasier de ses pensées, pour analyser avec le cœur, avec l’esprit, avec tout son être les pensées ineffables de cette dévorante journée.
Bientôt, en effet, tout disparut à ses yeux, le baron, Philippe, Nicole, Beausire, et il ne vit plus, sur le fond de son souvenir, qu’Andrée à demi nue, les bras arrondis au-dessus de sa tête, et détachant les épingles de ses cheveux.
Chapitre LXXV Les herboriseurs
Les événements que nous venons de raconter s’étaient passés le vendredi soir; c’était donc le surlendemain que devait avoir lieu dans le bois de Luciennes cette promenade dont Rousseau se faisait une si grande fête.
Gilbert, indifférent à tout depuis qu’il avait appris le prochain départ d’Andrée pour Trianon, Gilbert avait passé la journée tout entière appuyé au rebord de sa lucarne. Pendant cette journée, la fenêtre d’Andrée était restée ouverte, et une fois ou deux la jeune fille s’en était approchée faible et pâlie pour prendre l’air, et il avait semblé à Gilbert, en la voyant, qu’il n’eût pas demandé au ciel autre chose que de savoir Andrée destinée à habiter éternellement ce pavillon, d’avoir pour toute sa vie une place à cette mansarde, et deux fois par jour d’entrevoir la jeune fille comme il l’avait entrevue.
Ce dimanche tant appelé arriva enfin. Dès la veille, Rousseau avait fait ses préparatifs; ses souliers soigneusement cirés, l’habit gris, chaud et léger tout ensemble, avaient été tirés de l’armoire au grand désespoir de Thérèse, qui prétendait qu’une blouse ou un sarrau de toile étaient bien suffisants pour un pareil métier; mais Rousseau, sans rien répondre, avait fait à sa guise; non seulement son costume, mais encore celui de Gilbert avait été revu avec le plus grand soin, et il s’était même augmenté de bas irréprochables et de souliers neufs, dont Rousseau lui avait fait une surprise.
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