«Fiez-vous à ce beau regard, à ce front développé, à ce sourire intelligent, à ce port de reine! voilà mademoiselle de Taverney, c’est-à-dire une femme que sa beauté fait digne de gouverner le monde… Vous vous trompez: c’est une provinciale guindée, gourmée, emmaillotée dans les préjugés aristocratiques. Tous ces beaux jeunes gens au cerveau vide, à l’esprit éventé, qui ont eu toutes les ressources pour tout apprendre et qui ne savent rien, sont pour elle des égaux; ceux-là, ce sont des choses et des hommes auxquels elle doit faire attention… Gilbert c’est un chien, moins qu’un chien; elle a demandé, je crois, des nouvelles de Mahon, elle n’eût point demandé des nouvelles de Gilbert!
«Oh! elle ignore donc que je suis aussi fort qu’eux; que, lorsque je porterai des habits pareils aux leurs, je serai aussi beau qu’eux; que j’ai, de plus qu’eux, une volonté inflexible, et que si je veux…»
Un sourire terrible se dessina sur les lèvres de Gilbert, qui laissa mourir la phrase inachevée.
Puis lentement, et en fronçant le sourcil, il abaissa sa tête sur sa poitrine.
Que se passa-t-il en ce moment dans cette âme obscure? sous quelle terrible idée s’inclina ce front pâle, déjà jauni par les veilles, déjà creusé par la pensée? qui le dira?
Est-ce le marinier qui descendait le fleuve sur sa toue, en fredonnant la chanson de Henri IV? Est-ce la joyeuse lavandière qui revenait de Saint-Denis après avoir vu le cortège, et qui, se détournant de son chemin pour passer à distance de lui, prit peut-être pour un voleur ce jeune oisif étendu sur le gazon au milieu des perches chargées de linge?
Au bout d’une demi-heure de méditation profonde, Gilbert se releva froid et résolu; il descendit à la Seine, but un large coup d’eau, regarda autour de lui, et vit à sa gauche les flots lointains du peuple au sortir de Saint-Denis.
Au milieu de cette foule, on distinguait les premiers carrosses, marchant au pas, pressés qu’ils étaient par la cohue; ils suivaient la route de Saint-Ouen.
La dauphine avait voulu que son entrée fût une fête de famille. Aussi, la famille usa-t-elle du privilège; on la vit se placer tellement près du spectacle royal, que bon nombre de Parisiens montèrent sur les sièges de la livrée et se pendirent, sans être inquiétés, aux lourdes soupentes des voitures.
Gilbert eut bien vite reconnu le carrosse d’Andrée, Philippe galopait ou plutôt piaffait à la portière de la voiture.
– C’est bien, dit-il. Il faut que je sache où elle va; et, pour que je sache où elle va, il faut que je la suive.
Gilbert suivit.
La dauphine devait aller souper à la Muette, en petit comité, avec le roi, le dauphin, M. le comte de Provence, M. le comte d’Artois; et, il faut le dire, Louis XV avait poussé l’oubli des convenances jusque-là: à Saint-Denis, le roi avait invité madame la dauphine, et lui avait donné la liste des convives en lui présentant un crayon et en l’invitant à rayer ceux de ces convives qui ne lui conviendraient pas.
Arrivée au nom de madame du Barry, placé le dernier, la dauphine avait senti ses lèvres blêmir et trembler; mais, soutenue par les instructions de l’impératrice sa mère, elle avait appelé toutes ses forces à son secours, et, avec un charmant sourire, elle avait rendu la liste et le crayon au roi, en lui disant qu’elle était bien heureuse d’être admise du premier coup dans l’intimité de sa famille.
Gilbert ignorait cela, et ce ne fut qu’à la Muette qu’il reconnut les équipages de madame du Barry et Zamore, hissé sur son grand cheval blanc.
Heureusement, il faisait déjà sombre; Gilbert se jeta dans un massif, se coucha ventre à terre, et attendit.
Le roi fit souper sa bru avec sa maîtresse, et se montra d’une gaieté charmante, surtout lorsqu’il eut vu madame la dauphine accueillir madame du Barry mieux encore qu’elle ne l’avait fait à Compiègne.
Mais M. le dauphin, sombre et soucieux, prétexta un grand mal de tête et se retira avant qu’on se mît à table.
Le souper se prolongea jusqu’à onze heures.
Cependant, les gens de la suite, et force était à la fière Andrée d’avouer qu’elle était de ces gens là, cependant les gens de la suite soupèrent aux pavillons, au son de la musique que leur envoya le roi. En outre, comme les pavillons étaient trop petits, cinquante maîtres soupèrent à des tables dressées sur le gazon, servis par cinquante valets à la livrée royale.
Gilbert, toujours dans son taillis, ne perdit rien de ce coup d’œil. Il tira de sa poche un morceau de pain qu’il avait acheté à Clichy-la-Garenne et soupa comme les autres, tout en surveillant ceux qui partaient.
Madame la dauphine, après le souper, parut sur le balcon: elle venait prendre congé de ses hôtes. Le roi se tenait près d’elle; madame du Barry, avec le tact que ses ennemis même admiraient en elle, se tint au fond de la chambre et demeura hors de vue.
Chacun passa au pied du balcon pour saluer le roi, et Son Altesse royale madame la dauphine connaissant déjà beaucoup de ceux qui l’avaient accompagnée, le roi lui nommait ceux qu’elle ne connaissait pas. De temps en temps un mot gracieux, un heureux à-propos tombait de ses lèvres et faisait la joie de ceux auxquels il était adressé.
Gilbert voyait de loin toute cette bassesse, et se disait:
– Je suis plus grand que tous ces gens-là, car, pour tout l’or du monde, je ne ferais pas ce qu’ils font.
Le tour vint de M. de Taverney et de sa famille. Gilbert se souleva sur un genou.
– Monsieur Philippe, dit la dauphine, je vous donne congé pour conduire monsieur votre père et mademoiselle votre sœur à Paris.
Gilbert entendit ces paroles, qui, dans le silence de la nuit et au milieu du recueillement de ceux qui écoutaient et regardaient, vinrent vibrer à ses oreilles.
Madame la dauphine ajouta:
– Monsieur de Taverney, je ne puis vous loger encore; partez donc avec mademoiselle pour Paris, jusqu’à ce que j’aie installé ma maison à Versailles; mademoiselle, pensez un peu à moi.
Gilbert vit la blanche figure d’Andrée s’incliner sous ces paroles avec un respect mêlé d’attendrissement.
– Bon, murmura Gilbert, elle retourne à Paris où je demeure aussi, moi.
Le baron passa avec son fils et sa fille. Beaucoup d’autres venaient après eux, à qui la dauphine avait encore de pareilles choses à dire, mais peu importait à Gilbert.
Il se glissa hors du taillis et suivit le baron au milieu des cris confus de deux cents laquais courant après leurs maîtres, de cinquante cochers répondant aux laquais, et de soixante voitures roulant sur le pavé comme autant de tonnerres.
Comme M. de Taverney avait un carrosse de la cour, ce carrosse attendait à part. Il y monta avec Andrée et Philippe, puis la portière se referma sur eux.
– Mon ami, dit Philippe au laquais qui refermait la portière, montez sur le siège avec le cocher.
– Pourquoi donc? pourquoi donc? demanda le baron.
– Parce que le pauvre diable se tient debout depuis le matin et doit être fatigué, dit Philippe.
Le baron grommela quelques paroles que Gilbert ne put entendre. Le laquais monta près du cocher.
Gilbert s’approcha.
Au moment où la voiture allait se mettre en route, on s’aperçut qu’un des traits était détaché.
Le cocher descendit, et la voiture demeura un instant encore stationnaire.
– Il est bien tard, dit le baron.
– Je suis horriblement fatiguée, murmura Andrée; trouverons-nous à coucher, au moins?
– Je l’espère, dit Philippe. J’ai envoyé directement La Brie et Nicole de Soissons à Paris. Je leur ai donné une lettre pour un de mes amis, le chargeant de retenir un petit pavillon que sa mère et sa sœur ont habité l’année passée. Ce n’est pas un logement de luxe, mais c’est une demeure commode. Vous ne cherchez point à paraître, vous ne demandez qu’à attendre.
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