Son premier mot fut une question au docteur, qui avait déjà répondu par une mine riante.
Andrée entra dès lors dans un calme parfait qui accéléra si bien sa convalescence, que, dix jours après, elle se levait et pouvait marcher dans la serre, à l’heure où le soleil descendait sur les vitraux.
Le jour même de cette promenade, Philippe, qui s’était absenté pendant quelques jours, revint à la maison de la rue Coq-Héron avec un visage tellement sombre, que le docteur, en lui ouvrant la porte, pressentit un grand malheur.
– Qu’y a-t-il donc? demanda-t-il; est-ce que le père refuse de rendre l’enfant?
– Le père, dit Philippe, a été saisi d’un accès de fièvre qui l’a cloué sur son lit trois jours après son départ de Paris, et le père était à l’extrémité quand je suis arrivé; j’ai pris toute cette maladie pour une ruse, pour une feinte, pour une preuve même de sa participation à l’enlèvement. J’ai insisté, j’ai menacé. M. de Taverney m’a juré sur le Christ qu’il ne comprenait rien à ce que je voulais lui dire.
– En sorte que vous revenez sans nouvelles?
– Oui, docteur.
– Et convaincu de la véracité du baron?
– Presque convaincu.
– Plus rusé que vous, il n’a pas livré son secret.
– J’ai menacé de faire intervenir madame la dauphine, et le baron a pâli. «Perdez-moi si vous voulez, a-t-il dit; déshonorez votre père et vous-même, ce sera une folie furieuse qui n’amènera aucun résultat. Je ne sais ce que vous voulez me dire.»
– En sorte que?…
– En sorte que je reviens au désespoir.
À ce moment, Philippe entendit la voix de sa sœur qui criait:
– N’est-ce pas Philippe qui est entré?
– Grand Dieu! la voici… Que lui dirai-je? murmura Philippe.
– Silence! fit le docteur.
Andrée entra dans la chambre et vint embrasser son frère avec une tendresse joyeuse qui glaça le cœur du jeune homme.
– Eh bien, dit-elle, d’où viens-tu?
– Je viens de chez mon père d’abord, ainsi que je t’en avais prévenue.
– M. le baron est-il bien?
– Bien, oui, Andrée; mais ce n’est pas la seule visite que j’aie faite… J’ai vu aussi plusieurs personnes pour ton entrée à Saint-Denis. Dieu merci, maintenant tout est préparé; te voilà sauvée, tu peux t’occuper de ton avenir avec intelligence et fermeté.
Andrée s’approcha de son frère, et, avec un tendre sourire:
– Cher ami, lui dit-elle, mon avenir à moi ne m’occupe plus: il ne faut plus même que mon avenir occupe personne… L’avenir de mon enfant est tout pour moi, et je me consacrerai uniquement au fils que Dieu m’a donné. Telle est ma résolution, prise irrévocablement depuis que, mes forces étant revenues, je n’ai plus douté de la solidité de mon esprit. Vivre pour mon fils, vivre de privations, travailler même, s’il est nécessaire, mais ne le quitter ni jour ni nuit, tel est l’avenir que je me suis tracé. Plus de couvent, plus d’égoïsme; j’appartiens à quelqu’un; Dieu ne veut plus de moi!
Le docteur regarda Philippe comme pour lui dire: «Eh bien, qu’avais-je prédit?»
– Ma sœur, s’écria le jeune homme, ma sœur, que dis-tu?
– Ne m’accuse pas, Philippe, ce n’est pas là un caprice de femme faible et vaine; je ne te gênerai pas, je ne t’imposerai rien.
– Mais… mais, Andrée, moi, je ne puis rester en France, moi, je veux quitter tout: je n’ai plus de fortune, moi; point d’avenir non plus: je pourrai consentir à t’abandonner au pied d’un autel, mais dans le monde, dans le travail… Andrée, prends garde!
– J’ai tout prévu… Je t’aime sincèrement, Philippe; mais, si tu me quittes, je dévorerai mes larmes et j’irai me réfugier près du berceau de mon fils.
Le docteur s’approcha.
– Voilà de l’exagération, de la démence, dit-il.
– Ah! docteur, que voulez-vous!… Être mère, c’est un état de démence! mais cette démence, Dieu me l’a envoyée. Tant que cet enfant aura besoin de moi, je persisterai dans ma résolution.
Philippe et le docteur échangèrent soudain un regard.
– Mon enfant, dit le docteur le premier, je ne suis pas un prédicateur bien éloquent; mais je crois me souvenir que Dieu défend les attachements trop vifs à la créature.
– Oui, ma sœur, ajouta Philippe.
– Dieu ne défend pas à une mère d’aimer vivement son fils, je crois, docteur?
– Pardonnez-moi, ma fille, le philosophe, le praticien va essayer de mesurer l’abîme que creuse le théologien pour les passions humaines. À toute prescription qui vient de Dieu, cherchez la cause, non seulement morale, c’est quelquefois une subtilité de perfection, cherchez la raison matérielle. Dieu défend à une mère d’aimer excessivement son enfant, parce que l’enfant est une plante frêle, délicate, accessible à tous les maux, à toutes les souffrances, et qu’aimer vivement une créature éphémère, c’est s’exposer au désespoir.
– Docteur, murmura Andrée, pourquoi me dites-vous cela? Et vous, Philippe, pourquoi me considérez-vous avec cette compassion… cette pâleur?
– Chère Andrée, interrompit le jeune homme, suivez mon conseil d’ami tendre; votre santé est rétablie, entrez le plus tôt possible au couvent de Saint-Denis.
– Moi!… Je vous ai dit que je ne quitterai pas mon fils.
– Tant qu’il aura besoin de vous, dit doucement le docteur.
– Mon Dieu! s’écria Andrée, qu’y a-t-il? Parlez. Quelque chose de triste… de cruel?
– Prenez garde, murmura le docteur à l’oreille de Philippe; elle est bien faible encore pour supporter un coup décisif.
– Mon frère, tu ne réponds pas; explique-toi.
– Chère sœur, tu sais que j’ai passé, en revenant par le Point-du-Jour, où ton fils est en nourrice.
– Oui… Eh bien?
– Eh bien, l’enfant est un peu malade.
– Malade… ce cher enfant! Vite, Marguerite… Marguerite… une voiture! je veux aller voir mon enfant!
– Impossible! s’écria le docteur; vous n’êtes pas en état de sortir ni de supporter une voiture.
– Vous m’avez dit encore ce matin que cela était possible; vous m’avez dit que, demain, au retour de Philippe, j’irais voir le pauvre petit.
– J’augurais mieux de vous.
– Vous me trompiez?
Le docteur garda le silence.
– Marguerite! répéta Andrée, qu’on m’obéisse… une voiture!
– Mais tu peux en mourir, interrompit Philippe.
– Eh bien, j’en mourrai!… je ne tiens pas tant à la vie!…
Marguerite attendait, regardant tour à tour sa maîtresse, son maître et le docteur.
– Çà! quand je commande!… s’écria Andrée, dont les joues se couvrirent d’une rougeur subite.
– Chère sœur!
– Je n’écoute plus rien et, si l’on me refuse une voiture, j’irai à pied.
– Andrée, dit tout à coup Philippe en la prenant dans ses bras, tu n’iras pas, non, tu n’as pas besoin d’y aller.
– Mon enfant est mort! articula froidement la jeune fille en laissant tomber ses bras le long du fauteuil où Philippe et le docteur venaient de l’asseoir.
Philippe ne répondit qu’en baisant une de ses mains froides et inertes… Peu à peu, le cou d’Andrée perdit sa rigidité; elle laissa tomber sa tête sur son sein et versa d’abondantes larmes.
– Dieu a voulu, dit Philippe, que nous subissions ce nouveau malheur; Dieu, qui est si grand, si juste; Dieu, qui avait sur toi d’autres desseins peut-être; Dieu, enfin, qui jugeait, sans doute, que la présence de cet enfant à tes côtés était un châtiment immérité.
– Mais enfin…, soupira la pauvre mère, pourquoi Dieu a-t-il fait souffrir cette innocente créature?
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