Et, là-dessus, le roi tourna le dos au duc et se réfugia tout furieux dans son cabinet, laissant Richelieu plus malheureux qu’on ne saurait dire.
– Ah! pour cette fois, murmura le vieux maréchal, on sait à quoi s’en tenir.
Et, s’époussetant avec son mouchoir, car dans la chaleur du choc il s’était tout empoudré, Richelieu se dirigea vers la galerie à l’angle de laquelle son ami l’attendait avec une impatience dévorante.
À peine le maréchal parut-il que, semblable à l’araignée qui fond sur sa proie, le baron courut sur les nouvelles fraîches.
L’œil éveillé, la bouche en cœur, les bras en guirlande, il se présenta.
– Eh bien, quoi de nouveau? demanda-t-il.
– Il y a de nouveau, monsieur, répondit Richelieu en se redressant avec une bouche dédaigneuse et une méprisante attaque à son jabot, il y a que je vous prie de ne plus m’adresser la parole.
Taverney regarda le duc avec des yeux ébahis.
– Oui, vous avez fort déplu au roi, continua Richelieu, et qui déplaît au roi m’offense.
Taverney, comme si ses pieds eussent pris racine dans le marbre, resta cloué dans sa stupéfaction.
Cependant Richelieu continua son chemin.
Puis, arrivé à la porte de la galerie des Glaces où l’attendait son valet de pied:
– À Luciennes! cria-t-il.
Et il disparut.
Chapitre CXXXVII Les évanouissements d’Andrée
Taverney, lorsqu’il eut repris ses sens et approfondi ce qu’il appelait son malheur, comprit que le moment était venu d’avoir une explication sérieuse avec la cause première de tant d’alarmes.
En conséquence, bouillant de colère et d’indignation, il se dirigea vers la demeure d’Andrée.
La jeune fille donnait la dernière main à sa toilette, levant ses bras arrondis pour boucler derrière l’oreille deux tresses de cheveux rebelles.
Andrée entendit le pas de son père dans l’antichambre, au moment où, son livre sous le bras, elle allait franchir le seuil de son appartement.
– Ah! bonjour, Andrée, dit M. de Taverney; vous sortez?
– Oui, mon père.
– Seule?
– Vous voyez.
– Vous êtes donc encore seule?
– Depuis la disparition de Nicole, je n’ai pas repris de fille de chambre.
– Mais vous ne pouvez vous habiller, Andrée, cela vous fait tort; une femme ainsi mise n’a aucun succès à la cour; je vous avais recommandé tout autre chose, Andrée.
– Pardon, mon père, mais madame la dauphine m’attend.
– Je vous assure, Andrée, répliqua Taverney s’échauffant à mesure qu’il parlait, je vous assure, mademoiselle, qu’avec cette simplicité, vous finirez par être ridiculisée ici.
– Mon père…
– Le ridicule tue partout, et fait plus à la cour.
– Monsieur, j’aviserai. Mais, pour l’instant, madame la dauphine me saura gré de me vêtir moins élégamment, en faveur de mon empressement à me rendre auprès d’elle.
– Allez donc et revenez, je vous prie, aussitôt que vous serez libre; car j’ai à vous entretenir d’une affaire sérieuse.
– Oui, mon père, dit Andrée.
Et elle essaya de continuer son chemin.
Le baron la regardait de tous ses yeux.
– Attendez, attendez, cria-t-il, vous ne pouvez sortir ainsi; vous avez oublié votre rouge, mademoiselle; vous êtes d’une pâleur repoussante.
– Moi, mon père? fit Andrée s’arrêtant.
– Mais, en vérité, quand vous vous regardez au miroir, à quoi pensez-vous donc? Vos joues sont blanches comme cire, vos yeux cernés d’un demi-pied. On ne sort pas comme cela, mademoiselle, sous peine de faire peur aux gens.
– Je n’ai plus le temps de rien changer à ma toilette, mon père.
– C’est odieux, en vérité, c’est odieux! s’écria Taverney en haussant les épaules; il n’y a qu’une femme comme celle-là au monde, et je l’ai pour fille! Quelle atroce chance! Andrée! Andrée!
Mais Andrée était déjà au bas de l’escalier.
Elle se retourna.
– Au moins, s’écria Taverney, dites que vous êtes malade; rendez-vous intéressante, mordieu! si vous ne voulez pas vous faire belle!
– Oh! quant à cela, mon père, ce me sera chose facile, et je dirai que je suis malade sans mentir, car je me sens réellement souffrante en ce moment.
– Bien, grommela le baron; il ne nous manque plus que cela… malade!
Puis, entre ses dents:
– Peste soit des bégueules! ajouta-t-il.
Et il rentra dans la chambre de sa fille, où minutieusement il s’occupa de chercher tout ce qui pouvait aider ses conjectures et lui faire une opinion.
Pendant ce temps, Andrée traversait l’esplanade et longeait les parterres. Elle levait parfois la tête pour chercher en l’air de plus vigoureuses aspirations; car le parfum des fleurs nouvelles montait trop violemment à son cerveau et en ébranlait chaque fibre.
Ainsi frappée, chancelante sous le soleil, et cherchant un appui autour d’elle, la jeune fille parvint, en combattant un malaise inconnu, jusqu’aux antichambres de Trianon, où madame de Noailles, debout sur le seuil du cabinet de la dauphine, fit comprendre du premier mot à Andrée qu’il était l’heure et qu’on l’attendait.
En effet, l’abbé ***, lecteur en titre de la princesse, déjeunait avec Son Altesse royale, qui admettait souvent à de pareilles faveurs les personnes de son intimité.
L’abbé vantait l’excellence de ces pains au beurre que les ménagères allemandes savent entasser si industrieusement autour d’une tasse de café à la crème.
L’abbé parlait au lieu de lire et racontait à la dauphine toutes les nouvelles de Vienne qu’il avait recueillies chez les gazetiers et chez les diplomates; car, à cette époque, la politique se faisait en plein air, aussi bonne, ma foi, que dans les antres les plus secrets des chancelleries, et il n’était point rare, au ministère, d’apprendre des nouvelles que ces messieurs du Palais-Royal ou des quinconces de Versailles avaient devinées, sinon forgées.
L’abbé causait surtout des dernières rumeurs d’une émeute clandestine à propos de la cherté des grains, émeute, disait-il, que M. de Sartine avait arrêtée tout net en faisant conduire à la Bastille cinq des plus forts accapareurs.
Andrée entra: la dauphine, elle aussi, avait ses jours de fantaisie et de migraine; l’abbé l’avait intéressée: le livre d’Andrée arrivant après la causerie l’ennuya.
En conséquence, elle dit à sa lectrice en second de faire en sorte de ne pas manquer l’heure, ajoutant que telle chose bonne en soi l’était surtout dans son opportunité.
Andrée, confuse du reproche et pénétrée surtout de l’injustice, ne répliqua rien, quoiqu’elle eût pu dire qu’elle avait été retenue par son père et forcée de venir lentement, attendu qu’elle était souffrante.
Non, troublée, oppressée, elle pencha la tête, et, comme ci elle allait mourir, ferma les yeux et perdit l’équilibre.
Sans madame de Noailles, elle tombait.
– Que vous avez peu de maintien, mademoiselle! murmura madame l’Étiquette.
Andrée ne répondit pas.
– Mais, duchesse, elle se trouve mal! s’écria la dauphine en se levant pour courir à Andrée.
– Non, non, répliqua vivement Andrée, les yeux pleins de larmes, non, Votre Altesse, je suis bien, ou plutôt je suis mieux.
– Mais elle est blanche comme son mouchoir, duchesse, voyez donc. Au fait, c’est ma faute, je l’ai grondée. Pauvre enfant, asseyez-vous, je le veux.
– Madame…
– Voyons, quand j’ordonne!… Donnez-lui votre pliant, l’abbé.
Andrée s’assit, et peu à peu, sous la douce influence de cette bonté, son esprit se rasséréna, les couleurs remontèrent à ses joues.
Читать дальше