Tout à coup, entre les arbres, à dix pas du roi de Navarre, apparut un autre gentilhomme que les deux princes n’avaient pas encore vu. Henri cherchait à deviner qui il était, quand ce gentilhomme, soulevant son chapeau, se fit reconnaître à Henri pour le vicomte de Turenne, un des chefs du parti protestant que l’on croyait en Poitou.
Le vicomte hasarda même un signe qui voulait clairement dire:
– Venez-vous? Mais Henri, après avoir bien consulté le visage impassible et l’œil terne du duc d’Alençon, tourna deux ou trois fois la tête sur son épaule comme si quelque chose le gênait dans le col de son pourpoint. C’était une réponse négative. Le vicomte la comprit, piqua des deux et disparut dans le fourré. Au même instant on entendit la meute se rapprocher, puis, à l’extrémité de l’allée où l’on se trouvait, on vit passer le sanglier, puis au même instant les chiens, puis, pareil au chasseur infernal, Charles IX sans chapeau, le cor à la bouche, sonnant à se briser les poumons; trois ou quatre piqueurs le suivaient. Tavannes avait disparu.
– Le roi! s’écria le duc d’Alençon. Et il s’élança sur la trace. Henri, rassuré par la présence de ses bons amis, leur fit signe de ne pas s’éloigner et s’avança vers les dames.
– Eh bien? dit Marguerite en faisant quelques pas au-devant de lui.
– Eh bien, madame, dit Henri, nous chassons le sanglier.
– Voilà tout?
– Oui, le vent a tourné depuis hier matin; mais je crois vous avoir prédit que cela serait ainsi.
– Ces changements de vent sont mauvais pour la chasse, n’est-ce pas, monsieur? demanda Marguerite.
– Oui, dit Henri, cela bouleverse quelquefois toutes les dispositions arrêtées, et c’est un plan à refaire.
En ce moment les aboiements de la meute commencèrent à se faire entendre, se rapprochant rapidement, et une sorte de vapeur tumultueuse avertit les chasseurs de se tenir sur leurs gardes. Chacun leva la tête et tendit l’oreille.
Presque aussitôt le sanglier déboucha, et au lieu de se rejeter dans le bois, il suivit la route venant droit sur le carrefour où se trouvaient les dames, les gentilshommes qui leur faisaient la cour, et les chasseurs qui avaient perdu la chasse.
Derrière lui, et lui soufflant au poil, venaient trente ou quarante chiens des plus robustes; puis, derrière les chiens, à vingt pas à peine, le roi Charles sans toquet, sans manteau, avec ses habits tout déchirés par les épines, le visage et les mains en sang.
Un ou deux piqueurs restaient seuls avec lui. Le roi ne quittait son cor que pour exciter ses chiens, ne cessait d’exciter ses chiens que pour reprendre son cor. Le monde tout entier avait disparu à ses yeux. Si son cheval eût manqué, il eût crié comme Richard III: Ma couronne pour un cheval!
Mais le cheval paraissait aussi ardent que le maître, ses pieds ne touchaient pas la terre et ses naseaux soufflaient le feu.
Le sanglier, les chiens, le roi passèrent comme une vision.
– Hallali, hallali! cria le roi en passant. Et il ramena son cor à ses lèvres sanglantes. À quelques pas de lui venaient le duc d’Alençon et deux piqueurs; seulement les chevaux des autres avaient renoncé ou ils s’étaient perdus.
Tout le monde partit sur la trace, car il était évident que le sanglier ne tarderait pas à tenir.
En effet, au bout de dix minutes à peine, le sanglier quitta le sentier qu’il suivait et se jeta dans le bois; mais, arrivé à une clairière, il s’accula à une roche et fit tête aux chiens.
Aux cris de Charles, qui l’avait suivi, tout le monde accourut.
On était arrivé au moment intéressant de la chasse. L’animal paraissait résolu à une défense désespérée. Les chiens, animés par une course de plus de trois heures, se ruaient sur lui avec un acharnement que redoublaient les cris et les jurons du roi.
Tous les chasseurs se rangèrent en cercle, le roi un peu en avant, ayant derrière lui le duc d’Alençon armé d’une arquebuse, et Henri qui n’avait que son simple couteau de chasse.
Le duc d’Alençon détacha son arquebuse du crochet et en alluma la mèche. Henri fit jouer son couteau de chasse dans le fourreau.
Quant au duc de Guise, assez dédaigneux de tous ces exercices de vénerie, il se tenait un peu à l’écart avec tous ses gentilshommes.
Les femmes réunies en groupe formaient une petite troupe qui faisait le pendant à celle du duc de Guise.
Tout ce qui était chasseur demeurait les yeux fixés sur l’animal, dans une attente pleine d’anxiété.
À l’écart se tenait un piqueur se raidissant pour résister aux deux molosses du roi, qui, couverts de leurs jaques de mailles, attendaient, en hurlant et en s’élançant de manière à faire croire à chaque instant qu’ils allaient briser leurs chaînes, le moment de coiffer le sanglier.
L’animal faisait merveille: attaqué à la fois par une quarantaine de chiens qui l’enveloppaient comme une marée hurlante, qui le recouvraient de leur tapis bigarré, qui de tous côtés essayaient d’entamer sa peau rugueuse aux poils hérissés, à chaque coup de boutoir, il lançait à dix pieds de haut un chien, qui retombait éventré, et qui, les entrailles traînantes, se rejetait aussitôt dans la mêlée tandis que Charles, les cheveux raidis, les yeux enflammés, les narines ouvertes, courbé sur le cou de son cheval ruisselant, sonnait un hallali furieux.
En moins de dix minutes, vingt chiens furent hors de combat.
– Les dogues! cria Charles, les dogues!… À ce cri, le piqueur ouvrit les porte-mousquetons des laisses, et les deux molosses se ruèrent au milieu du carnage, renversant tout, écartant tout, se frayant avec leurs cottes de fer un chemin jusqu’à l’animal, qu’ils saisirent chacun par une oreille.
Le sanglier, se sentant coiffé, fit claquer ses dents à la fois de rage et de douleur.
– Bravo! Duredent! bravo! Risquetout! cria Charles. Courage, les chiens! Un épieu! un épieu!
– Vous ne voulez pas mon arquebuse? dit le duc d’Alençon.
– Non, cria le roi, non, on ne sent pas entrer la balle; il n’y a pas de plaisir; tandis qu’on sent entrer l’épieu. Un épieu! un épieu!
On présenta au roi un épieu de chasse durci au feu et armé d’une pointe de fer.
– Mon frère, prenez garde! cria Marguerite.
– Sus! sus! cria la duchesse de Nevers. Ne le manquez pas, Sire! Un bon coup à ce parpaillot!
– Soyez tranquille, duchesse! dit Charles. Et, mettant son épieu en arrêt, il fondit sur le sanglier, qui, tenu par les deux chiens, ne put éviter le coup. Cependant, à la vue de l’épieu luisant, il fit un mouvement de côté, et l’arme, au lieu de pénétrer dans la poitrine, glissa sur l’épaule et alla s’émousser sur la roche contre laquelle l’animal était acculé.
– Mille noms d’un diable! cria le roi, je l’ai manqué… Un épieu! un épieu!
Et, se reculant comme faisaient les chevaliers lorsqu’ils prenaient du champ, il jeta à dix pas de lui son épieu hors de service.
Un piqueur s’avança pour lui en offrir un autre. Mais au même moment, comme s’il eût prévu le sort qui l’attendait et qu’il eût voulu s’y soustraire, le sanglier, par un violent effort, arracha aux dents des molosses ses deux oreilles déchirées, et, les yeux sanglants, hérissé, hideux, l’haleine bruyante comme un soufflet de forge, faisant claquer ses dents l’une contre l’autre, il s’élança la tête basse, vers le cheval du roi.
Charles était trop bon chasseur pour ne pas avoir prévu cette attaque. Il enleva son cheval, qui se cabra; mais il avait mal mesuré la pression, le cheval, trop serré par le mors ou peut-être même cédant à son épouvante, se renversa en arrière.
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